De mauvais poil (c’est l’hiver, il pleut, il ne sait pas où dormir, ses amis s’embourgeoisent), Luc Leroi trouve une oreille compatissante en la personne de Jacky, barman au Nain Jaune. Dans ce bar de seconde zone, une fille effectue un numéro de strip-tease : une japonaise blonde qui tape dans l’œil de notre râleur esseulé. Les circonstances lui étant favorables, Luc Leroi trouve le moyen non seulement de raccompagner la belle chez elle, mais également de se faire héberger. Fasciné par Miyeko (mignonne, élancée, jambes interminables), Luc Leroi tombe une fois de plus amoureux d’une fille qu’on pourrait qualifier d’au-dessus de ses moyens.
Bien que paralysé aux moments stratégiques et régulièrement défaitiste (au point d’envisager de prendre ses jambes à son coup), Luc voit sa cote grimper alors qu’il se passe des choses bizarres autour de Miyeko. Au Nain Jaune, elle travaille en duo avec Alex, un illusionniste désabusé qui a immédiatement senti l’intérêt de Luc pour sa partenaire. Alex ne s’est pas gêné pour ironiser méchamment. Mais la jalousie d’Alex semble bien inoffensive au regard des désagréments endurés par Miyeko qui ne sait plus à qui faire confiance. Luc peut-être ?
Avec cet album, Jean-Claude Denis donne une nouvelle dimension au personnage de Luc Leroi : une aventure en 57 planches (plus 3 pour l’épilogue), le tout parfaitement rythmé, avec des rebondissements en pagaille qui donnent une vraie consistance au personnage, même si l’épilogue apporte un éclairage encore différent. Une nouveauté qui a son importance : Luc Leroi a désormais un travail, dans une agence de pub où, à l’en croire, il ferait essentiellement le coursier dans sa minuscule voiture (pratique pour embarquer une japonaise aux longues jambes…) Luc a fait ami-ami avec l’un de ses collègues, Jean-Pierre. Celui-ci l’a évidemment mauvaise quand Luc lui annonce son départ dans les Landes avec Miyeko, alors qu’il refusait catégoriquement un coup de main pour son toit en Bretagne (énième fuite de Luc invité à une soirée chez Jean-Pierre et occasion pour la femme de ce dernier d’afficher son opinion sur Luc l’individualiste…) Sinon, Luc est toujours un parisien bon teint qui connaît certains quartiers comme sa poche, sauf impondérable malencontreux…
Le scénario est un bijou, alignant les situations cocasses et les bons mots, l’attention du lecteur étant renforcée par deux séquences qui se fondent parfaitement dans la trame, Luc Leroi revenant en un clin d’œil de la rêverie (songe, fantasme, etc.) à la réalité, au point que le lecteur se trouve amené à renouveler sa lecture pour tenter de déterminer où s’arrête la réalité pour se confondre avec l’illusion. Car c’est bien d’illusion qu’il s’agit. Alex l’illusionniste de métier n’est qu’un amateur comparé à N’Guyen le maître en machineries spéciales. Ici l’autre maître est Jean-Claude Denis qui balade son lecteur comme jamais, jusqu’à la pirouette finale.
Le dessin est celui qu’on connaît depuis Luc Leroi remonte la pente (album précédent dans la série), avec un net penchant (appréciable) pour les ambiances nocturnes, un trait et un style caractéristiques pour croquer des personnages bien typés. Si à l’occasion Luc Leroi se rince l’œil plus ou moins distraitement au Nain Jaune, le lecteur apprécie le choix des couleurs de l’auteur qui n’hésite pas (voir l’illustration de couverture), à jouer sur le vert et le gris pour souligner l’ambiance lumineuse de l’intérieur d’un bar où les bouteilles ressortent. De manière générale, la vie dans les lieux publics est un régal.
L’illusion est au centre de l’album, celui-ci se caractérisant par une narration éblouissante. En 5 planches (les premières), l’ambiance est plantée avec le lieu central (Le Nain Jaune), la saison, les personnages essentiels (Luc et son caractère, sa situation professionnelle et matérielle du moment, le charme de Miyeko sur qui le sort s’acharne, Jacky le barman compatissant avec qui Luc bavarde nonchalamment alors que Miyeko le fascine, sans oublier le blasé mais très possessif Alex). Une conjonction très profitable à Luc Leroi. A cela s’ajoutent les interventions d’Alex et N’Guyen, on devine que Jean-Claude Denis va tirer les ficelles en adepte de l’illusion. Si Luc trouve une piste en explorant le passé de Miyeko, à mon avis l’auteur pousse quand même le bouchon un peu loin en rapprochant Miyeko de Luc avec ce passé.
Dans cette histoire le lecteur va de surprise en surprise au gré des mésaventures de Luc Leroi. L’ambiance est incroyablement bien vue, captivante, alors même que Jean-Claude Denis se risque à faire sortir Luc Leroi de Paris. L’humour est encore bien présent, parfois très inattendu, comme avec ce duo d’asiatiques qui agissent au nom de N’Guyen « Ne claignez lien […] monsieur Leloi ».
Avec son titre ironique (Le Nain Jaune pourrait être un surnom pour Luc Leroi), l’album fait partie de la série « studio (A SUIVRE) » histoire parue initialement dans le magazine, puis en album au format 29,5 x 22,2 cm avec couverture à rabats. L’album est conçu avec des planches de 4 bandes (hormis le dessin d’ouverture de l’album), pour une moyenne de 3 vignettes par bandes, faisant d’autant mieux ressortir une vignette d’une demi-planche : un fantasme de Luc à la manière des estampes japonaises.
Juste avant l’épilogue, on apprend que « Au Nain jaune, le jeu consiste à se débarrasser des figures gênantes ou « belles cartes » avant la fin de la partie afin d’éviter d’être pénalisé », ce que Jean-Claude Denis illustre à sa manière, se permettant d’aller au-delà du mot fin (placé avant l’épilogue), pour abattre ses dernières cartes, celles qui permettent de désigner le vainqueur du jeu.