Toute la force d'une peinture rugissante

Londres, 1740. Isaac Morris est embauché comme marin à bord du Wager, une vieille frégate faisant partie de l’expédition du Commodore Anson, composée de plusieurs navires, avec pour mission d’attaquer les galions espagnols le long de la côte pacifique de l’Amérique du sud. En franchissant le cap Horn, la frégate fait naufrage après des heures de tempête. Pour les quelques rescapés, ce n’est que le début des ennuis. Après une longue errance, ils seront faits prisonniers par une tribu de Patagonie puis par les Espagnols, dans des conditions particulièrement pénibles. Une aventure saisissante basée sur des témoignages et des faits réels.

Une bande dessinée hors normes pour une histoire hors normes, voilà ce qui pourrait définir le mieux cet ouvrage. Par un premier feuilletage, on devine immédiatement que l’on a affaire à quelque chose d’unique, et c’est bien sûr de la forme dont on parle. On a rarement vu ça en BD, et on se dit que décidément, le neuvième art est devenu aujourd’hui un mode d’expression où les limites peuvent être sans cesse repoussées. Rien à voir ici avec l’Oubapo et la BD expérimentale, car on reste sur un format narratif traditionnel. Non, ce qui surprend le plus, c’est qu’ici il n’y a aucun dessin… Une bande non pas dessinée, mais peinte ! Chaque case est une véritable peinture, faisant de l’ouvrage une sorte de petit musée de 21 sur 30 cm, presque plus un beau livre qu’une bande dessinée.

Quant à l’histoire, elle repose sur des témoignages, notamment celui d’Isaac Morris, sujet de la Couronne britannique, qui fut l’un des rares rescapés lors du fameux naufrage. Et pour lui comme pour ses compagnons qui survécurent, le voyage en frégate se poursuivit en pure galère sur les terres d’Amérique du sud, à l’époque où les Anglais guerroyaient contre les Espagnols sur les océans pour mener à bien leurs stratégies expansionnistes. D’une fluidité impeccable, le récit scénarisé par Pablo Franco raconte leur errance sans fin dans une région en proie aux tensions opposant les tribus autochtones et les conquistadores. En plus d’une topographie difficile qui freinait leur progression, ils furent confrontés aux moustiques, au froid, à la faim et à la maladie. Ils durent se résigner au cannibalisme avant d’être capturés par les Indiens qui en firent leurs esclaves, pour être ensuite revendus aux Espagnols. Si les autochtones les traitaient humainement, les conquérants ibériques n’eurent aucun scrupule à les maltraiter de la façon la plus abjecte. Force est de constater à la lecture du récit, que les prétendus « sauvages » avaient une éthique, ce dont les colons venus de l’Europe dite « civilisée » étaient totalement dépourvus lorsqu’il était question de s’emparer de leurs terres, allant jusqu’à les massacrer de la façon la plus lâche et la plus arbitraire, quand bien même ils avaient conscience de leur supériorité en matière d’armement. Génocide, vous avez dit génocide ?

Et pour revenir à l’art pictural de de Lautaro Fiszman, sa magnificence ne saute pas aux yeux, et certains pourraient même être rebutés au premier abord. A l’évidence, sa fonction n’est pas de faire joli, et étant donné le contexte du récit, n’a pas vocation à l’être. Si les histoires de ce type sont plus souvent assorties d’un graphisme généralement assez académique, l’artiste sort clairement des sentiers battus. Ses « toiles » nous sautent à la figure dans un néo-expressionnisme âpre et rageur, inspiré de la peinture de marine hollandaise du XVIIe siècle mais parfois proche de l’abstraction, ni désuet, ni moderne. Un style produit avec les tripes (et si je dis ça, ce n’est pas juste pour faire un bon mot en référence au cannibalisme évoqué dans le livre), comme si Fiszman s’était totalement fondu dans cette terrible histoire pour la « recracher » sur ses tableaux avec la violence inhérente à cette épopée, et bien sûr, sans céder au voyeurisme auquel on pourrait s’attendre.

Et pourtant ces images sont saisissantes par leur capacité à nous faire ressentir cette bataille pour la survie à laquelle se livraient ces naufragés, les yeux hagards, aux prises avec un environnement rude et mille autres menaces, transformés en hommes des cavernes dévorant la viande crue, ou pire encore, leurs compagnons… même dans cette quasi-abstraction, Fiszman parvient à susciter l’effroi, souvent sur de longues séquences muettes où les textes seraient redondants. Mais il nous émerveille aussi, avec ces ciels tourmentés et ces mers démontées qui se confondent et semblent engloutir les fragiles frégates, nous ramenant à notre insignifiance. Ou encore avec ces vues d’un Londres où un enchevêtrement de constructions crasseuses vient si bien suggérer la misère des classes populaires. C’est tout simplement grandiose, on ne peut être qu’impressionné !

« Le Naufrage du Wager » mérite qu’on s’y arrête. Si on ne compte plus les BD évoquant l’art pictural ou les grands peintres, on ne peut pas dire que ce type d’œuvre soit monnaie courante. Il faut l’avouer, le pari était osé. Et Il a été gagné haut la main !

Si l’on s’intéresse cet épisode tragique de la conquête des Amériques, on pourra également consulter une autre excellente bande dessinée « Le Voyage du Commodore Anson », de Mathieu Blanchin et Christian Perrissin (Futuropolis, 2021) ou le roman paru l’an dernier aux Editions du Sous-sol, « Les Naufragés du Wager », de David Grann, ainsi que l’ouvrage qui a inspiré ces deux derniers, « Voyage autour du monde du commodore Georges Anson, 1740 à 1744 », du chapelain Richard Walter, qui participa lui-même à l’expédition.


LaurentProudhon
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le 4 mai 2024

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