L’Enfant est le maudit est l’un des meilleurs mangas de ces dix dernières années, un conte gothique sombre mais apaisé car illuminé par la lumière d’espoir que représente le duo principal. Une œuvre atypique, d’un trait de crayon charbonneux extraordinaire et un rythme à la juste mesure, loin de certains tempos brusques de l’habituelle production des mangas.
Un évident coup de coeur pour votre humble serviteur, qui vous invite à le découvrir.
Cependant, j’ignorais que Nagabe, le génial auteur, menait en parallèle une petite carrière dans le domaine des boy’s love, des histoires d’amour entre hommes. Ces histoires d’amour masculines se font avec l’auteur de manière plus fantaisiste avec de très réussis personnages à têtes d’animaux voire de créatures mythologiques. Grâce au succès de sa série phare, l’éditeur français Komikku a publié deux tomes uniques regroupant ces travaux, Le Patron est une copine et The Wize Wize Beasts of The Wizarding Wizdoms. Si le deuxième est une anthologie d’histoires courtes se déroulant dans une école de magie, le premier constitue une histoire complète dont le cadre est là aussi original, entre le monde de l’entreprise et celui des clubs de travestis.
Voici Vincent Fainail, un chef de service impressionnant de professionnalisme, apprécié de ses employés ou des clients de son entreprise. Cependant, si Fainail est stable dans son travail, comme d’autres de ses confrères japonais, les salarymen, il a besoin d’un exutoire après une journée de boulot. Son hobby, il l’a trouvé dans le travestissement, la nuit il s’habille en femme pour servir les clients dans un bar. Il aimerait bien que son petit plaisir ne s’ébruite pas, afin de ne pas gêner sa sérieuse et précieuse réputation professionnelle.
Mais des éléments perturbateurs vont venir agiter sa double vie. George est distingué, courtois et poli, il va tomber sous le charme de Fainail. Mais il est aussi un client du bar et un client de l’entreprise, ce qui complique la séparation entre le travail et le plaisir. Notre travesti nocturne doit aussi gérer le jour un de ses collègues sous ses ordres, le foufou Danto, qui semble vouloir se rapprocher de son supérieur, d’une façon bien peu professionnelle. Fainail va ainsi avoir du mal à gérer la frontière entre la sphère du travail et celle personnelle, mais aussi accepter ses sentiments, notre héros ne se laissant pas si facilement séduire.
Le Patron est une copine se présente donc comme une agréable comédie romantique, d’ailleurs assez chaste. Quelques ébauches de baisers, mais rien de plus, car toujours contrariés par un aléas. En 1 tome de plus de 200 pages, il ne sera guère possible d’approfondir le sujet, l’oeuvre est parfois légère, mais au moins celui lui évite une sérialisation composée de rebondissements et d’attentes interminables pour tenir sur plusieurs tomes.
Ce qui distingue vraiment cette œuvre, c’est son traitement graphique exceptionnel et le soin apporté aux personnages.
Tous les protagonistes sont ainsi représentés comme des animaux dans des corps d’homme, ce qui donne à chacun une allure unique. Fainail est un dragon, à la fois majestueux quand il se donne une contenance, mais pourtant plus frivole quand il passe dans son autre costume, celui de travesti. George s’apparente à un pic, il a les plumes un peu ébouriffés mais reste distingué, et une douceur dans le regard qui ne laisse pas Fainail indifférent. Danto lui semble dériver d’un loup blanc, il semble d’abord malicieux, voire inquisiteur, mais en fait c’est un grand enfant, qui n’a pas de filtres. Les trois personnages principaux sont ainsi visuellement très différents, tout comme ceux secondaires, mais possdent aussi une personnalité bien marquée. L’inquiétude des premiers émois est ainsi bien différemment traitée, de même qu’au fur et à mesure du récit le triangle amoureux qui se dessine ne sera pas sans difficultés, chacun cherchant sa place.
Publié en 2013 au Japon (2019 en France) Le Patron est une copine est le premier manga publié de Nagabe, remarqué par un éditeur alors qu’il publiait ses histoires dans un réseau social dédié aux illustrations. Comparé à son œuvre phare, L’Enfant et le maudit, commencé en 2015, on retrouve le talent de l’artiste pour camper ses personnages, leur offrir une personnalité visuelle et un certain talent pour les créatures anthopomorphisés ou fantasmagoriques.
Cependant, par rapport au trait charbonneux, gratté et unique de sa série principale, et à son rythme calme, Le Patron est une copine se présente sous des atours plus classiques, plus proche des conventions habituelles, dans son dessin ou sa mise en scène. L’ensemble est un parfois un peu fouillis, mais reste appréciable, et encore une fois, une évidente maîtrise dans ses têtes de créatures anthromorphisés, toutes uniques, qui arrivent à allier des traits animaux aux émotions humaines. Ces créatures chimériques en deviennent ainsi encore plus proches de nous.
D’un point de vue plus reculé, on pourra s’étonner ou se réjouir que la relation sentimentale entre hommes se fasse sans obstacles majeurs. Mais le public habituel de ce genre de « boy’s love », hommes ou femmes, ne veut probablement plus qu’on leur répète que ce genre d’histoires peut exister, ils sont au courant.
La difficulté majeure qui fait obstacle aux états d’âmes de Falnail, c’est son activité de travestis et surtout que cela puisse se savoir sur son lieu de travail. Il y a un écart, deux mondes, deux « Falnail », même si notre héros est à l’aise dans chacun. Notre dragon veut préserver son statut professionnel, mais le lecteur sent bien qu’il n’y pas de véritables enjeux, de véritables menaces. Ce monde de l’entreprise est adorable, tout le monde est gentil, on est loin d’Aggretsuko au climat professionnel plus toxique, la petite panda roux expulsant sa rage dans des karaokés de hard metal. Il est cependant bien indiqué que Falnail cache sa vraie nature, et finalement on peut se demander s’il cache le fait qu’il aime se déguiser ou que ses penchants aillent vers les hommes. Mais l’essentiel n’est pas là, il s’agit bien d’une comédie romantique, douce et légère, sur les hésitations du coeur de son personnage principal.
Si la trame principale reste classique, facilement transposable entre hommes, femmes, entre humains ou animaux anthropomorphisés, Le Patron est une copine se distingue néanmoins dans la peinture des états d’âmes de ses personnages et leurs représentations assez réussies. Cette découverte d’un autre pan de l’oeuvre de Nagabe se révèle donc une sympathique et attachante surprise.