Dans cet album, l'histoire (ou plutôt ces histoires, qui s’imbriquent pour former une histoire, voire même l’Histoire) est très dense et plutôt bien construite. Et si, avec ces histoires d’histoire avec ou sans s, avec ou sans majuscule, on a parfois l’impression de s’y perdre, c’est justement parce que tout ça, c’est un peu le sujet de cet album.
L’histoire, les histoires, l’Histoire. Cette Histoire d’abord, notre Histoire, celle avec un grand H, est “notre mémoire commune, notre identité”, qui si l’on y regarde de plus près, n’est finalement que la somme de tout un tas d’histoires. Ces petites histoires qui ne sont que “des mots, du vent, de l’air en vibration”. Sauf que “dans tout récit historique, il y a comme son nom l’indique, une part de récit”, autrement dit, une part d’histoire, une part de ces petites histoires, de ce vent…
Et parce que “tout notre passé est une fiction”, Le porteur d’histoire raconte l’Histoire à travers les histoires. Et cette Histoire commence avec celle (sans majuscule) d’un homme qui arrive chez une femme en pleine nuit. On est perdus quelque part en Algérie, en 2001. L’homme découvre chez la femme une incroyable bibliothèque, riche de manuscrits originaux de Dumas, Rabelais, Swift, etc. Et cette nuit là, cet homme raconte une histoire à cette femme et sa fille.
Son histoire, c’est celle d’un homme. Lui-même. Cette fois, on est en 1988, l’homme vient de perdre son père et, en retirant un vieux cercueil oublié du cimetière du village pour faire une place au défunt, il découvre des dizaines de carnets manuscrits, vieux de plus de cent-cinquante ans. et parfaitement conservés.
Et cet homme, perdu dans son couple, son travail, sa vie, finit par se plonger dans ces carnets qui racontent l’histoire de la femme qui les a écrits, à partir de 1822. Cette femme est l’héritière d’une grande famille française, une famille un peu mythique, dont on ne sait si elle a ou non existé. Est-elle réelle cette femme ? Et le trésor qu’elle part chercher en Algérie l’est-il, réel ? Et cette guerre qui a duré plus d’un siècle, a t-elle réellement commencé à cause de ce trésor, dont nul ne sait s’il existe ? Se peut-il que l’Histoire repose en équilibre sur des histoires, des petites histoires, des mots, du vent… ?
Des question balayées par notre homme de 2001, qui raconte inlassablement toutes ces histoires aux femmes algériennes. Et, happées par leur curiosité, les deux femmes le suivent pour marcher sur les traces de ces histoires, de leur Histoire.
Et les imbrications des petites histoires ne s’arrêtent pas là, on passe aussi un petit moment à Paris en 1830, à Sidi Zouaoui en 1832, à Avignon en 1348, etc. Et tout ça, nous donne un aperçu de la grande Histoire, et de l’influence des petites histoires sur le monde.
Et dans le cas présent, la grande Histoire qui est mise à l’honneur est celle de l’Algérie. L’Algérie prise d’assaut, l’Algérie colonisée, l’Algérie abandonnée à son sort. On ne sort pas de cette lecture comme traumatisé par une leçon de morale, on se projette juste dans l’Histoire.
On imagine la conquête des Gaules débuter par une dispute entre César et Pompée, pourquoi pas un cap ou pas cap entre deux chefs de guerre ?
Et l’annihilation des Indiens d’Amérique, n’aurait-elle pas pu débuter par l’un deux qui aurait refusé un cigare offert par un général capricieux ? “Tuez-les tous !” aurait-il pu s’écrier, pour laver cet affront.
Qu’en est-il du mythe d’Hitler qui aurait été refusé au conservatoire, et n’ayant pas trouvé sa voie dans la musique, serait devenu dictateur ?
Pourquoi pas ? Après tout, comme le dit cette histoire, “chaque historien […] s’inscrit dans une époque, traversée par des courants de pensée qui sont directement liés aux moyens d’informations disponibles”. Autrement dit, l’historien n’a pas accès, quand il étudie, recherche, transcrit, à un compte-rendu détaillé de l’Histoire, mais n’a que des traces sur de la pierre, de la peau, du papier, etc. Et il nous raconte l’Histoire, notre Histoire, à partir de ces bribes. Il tire des conclusions, devine, imagine, et évidemment, part à la recherche du vrai dans le récit. N’oublions pas que, longtemps, les historiens et les écrivains étaient les mêmes personnes. Et un bon récit, qu’il soit historique ou non, se doit d’être palpitant, intéressant, plein de rebondissements !
Alors, une remise en question de l’Histoire ? Pas vraiment. Juste un point de vue réaliste, qui nous rappelle que “l’Histoire ne peut donc pas être absolument objective”, et n’est finalement “que fiction”.
À lire aussi, avec plein d'autres, sur : http://www.demain-les-gobelins.com/le-porteur-dhistoire/