Bon voilà mes réflexions sur un récit qui témoigne à la fois du début de la BD classique belge et de l'atmosphère mental de la période noire de l'occupation.


Titre : Le Rayon U


Auteur : E.P Jacobs


1ère Publication : 1943 « Bravo »


Publication album : 1974 Le Lombard


Edition utilisé : Editions Blake et Mortimer 2004 Editions Dargaud Lombard s.a.


Bibliographie : B Mouchart & F Rivière La damnation d'Edgard P. Jacobs pp 81-89


Eléments de critique externe :
Première œuvre complète d'E.P.Jacobs conçu pour palier à l'arrêt de la série US « Flash Gordon » du à la guerre, graphiquement on perçoit déjà le style d'E.P.Jacobs. L'histoire parut en 1943 dans la revue « Bravo! » mais ne fut publié en album qu'à partir des années 60 / 70. D'abord en tirage limité noir et blanc à l'initiative de passionnés , puis aux éditions du Lombard en 1974 sur l'insistance de Michel Greg (pour pallier les retards de publication de la 2°partie « Des 3 formules du Professeur Sato ») et après adaptation au format d'un album standard (2 avril 1973 - 2 juin 1974). Cette adaptation comportera :
– Des ajouts de bulles
– Des re-coloriages (aide des studios Hergé)
– Le reformatage des planches
– Le gommage d'imperfections graphiques .
– Ajout d'une couverture .


Éléments d'analyse :
L'album met en scène un monde imaginaire futuriste très coloré destiné à distraire son lectorat à une époque de guerre et d'occupation. L'histoire met au prise une expédition emmené par Lord Calder et la Professeur Marduk pour trouver l'uradium minerai qui permettra de mettre au point le rayon U arme décisive qui permettra à la Norlandie de l'emporter sur son adversaire l'empire Austradien.


Le conflit Norlandie / Austradie qui compose l'arrière fond évoque sans conteste le conflit mondial contemporain à l'album et même si il publie dans la presse occupé, E.P Jacobs donne le beau rôle aux Norlandiens facilement assimilable aux alliés.

– Le groupe héroïque comporte 2 personnages typiquement britannique, Lord Calder (préfiguration de du capitaine Francis Blake) et son fidèle serviteur Adji au physique et au costume très hindou (préfiguration de Nasir).
– L'existence d'un « Grand conseil de Norlandie » (p 5 1/ 2) suggère à la fois une alliance et un fonctionnement plus démocratique que le pouvoir autocratique austradien où l'empereur Babylos III décide tout (on le voit recevoir le rapport de son espion et donner lui même les ordres (p 5 1/ 1,3)).


Le thème de la conquête de l'arme absolue fait écho à l'album d'Hergé « L'étoile mystérieuse » qui lui aussi exprimait une course à l'atome sous forme de quête.

L'expédition du Pr Marduk prend très vite la forme d'un voyage initiatique. L'archipel des iles noires lieu de l'aventure se présente comme un espace initiatique structuré en cercles concentrique dont le volcan Urakowa, but de la quête constitue le centre.


Chaque espace correspond à une étape initiatique :


1) Les héros sont d'abord précipités du ciel (suite à une traitrise de l'espion Dagon) et abandonné dans une jungle peuplée de monstres préhistoriques (tyrannosaure, serpent géant). Cette chute s'assimile à une déchéance angélique pour se confronter à un univers pré édénique ignorant la temporalité historique (les différents âges de l'évolution s'y côtoie dinosaures / mammifères / hommes singes / hommes), dans lequel les héros vont devoir subir une série d'épreuves qui en les faisant traverser les différents âges leur restituera leur humanité. La première épreuve consiste pour eux à affronter la peur archaïque dévoratrice symbolisée par des monstres préhistoriques pourvut d'une gueule énorme rempli de dents.
2) L'épreuve suivante concerne la Pr Marbuk et correspond à un parcours souterrain où le héros arpente une cité des morts tandis que ses compagnons le retrouvent dans un espace désert peuplé de ptérodactyles (animaux volants dépourvus de plumes mais dotés de griffes et de dents) qui peuvent être considéré comme des anti-oiseaux (créatures angéliques dans l'iconographie chrétienne). Comme Ulysse Marbuk doit accepter une mort apparente dans une tombe pour sortir grandi de l'épreuve. Épreuve qui prend l'aspect d'une chute sans fin.
3) L'épisode de la forêt des figuiers géants amène les héros à affronter une nature surdimensionner.
4) Puis le peuple singe qui vit dans une cité lacustre comme un espace intermédiaire avant l'ultime étape entre l'homme et la bête.
5) Le peuple de la cité souterraine du prince Nazca est dans ses décors et costumes d'inspiration nettement aztèques, c'est un peuple hors du temps qui est le gardien sacré du minerai porteur de vie et de mort.


6) L'ultime cercle est constitué par le lac sacré au centre duquel se trouve le temple du dieu « Puncha Taloc » (P 43 1/ 2 & p 48) où le prince Nazca remet à Marduk un coffret d'uradium.
Le prince Nazca : « Voici la pierre de vie et de mort. Celui qui la possède devient l'égal de dieu... Mais prenez garde... Puncha Taloc est un dieu redoutable !!! ... »
On retrouve l'ambivalence sur un plan symbolique et mystique de l'énergie nucléaire. Jacobs veille à signaler les dangers de l'ubris que représente pour l'homme l'accès à une puissance qui en fait légal de dieu. Il est à noter que cet accès se fait au terme d'un parcours initiatique et s'adresse au Pr Marduk qui est celui qui a subi l'initiation la plus importante (passage par le monde souterrain des morts). On peut aussi y voir la métaphore d'un changement de référence de civilisation le monde ancien régit par la religion s'effaçant devant le monde nouveau régit par la science. Ce passage de flambeau s'inscrit dans un schéma historique d'évolution qu'a reproduit le parcours initiatique du groupe héroïque, les habitants de la cité souterraine ne sont que les gardiens les dépositaires de la pierre de puissance, à l'homme blanc occidental incarné par Marduk de franchir une nouvelle étape de l'évolution en acquérant la puissance absolue de vie et de mort. Marduk acquière là une dimension messianique il est à l'égal du christ celui qui vient pour annoncer la fin des temps.
On peut néanmoins remarquer que pas plus que Tintin dans « Le temple du soleil », Marbuk n'utilise son pouvoir pour faire évoluer, réinscrire le peuple dépositaire du sacré dans un processus temporel historique, ce que le prince Nazca semble désiré en courtisant l'héroïne Sylvia. Non il se contentera de fuir à la première occasion venu abandonnant, à l'instar de « Tintin » chez les Incas , le peuple du prince Nazca à son immobilité temporelle désormais dépourvu de sens.
On peut voir là une référence à l'épisode de l'Odyssée d'Ulysse chez les Phéaciens. Le monde de la cité souterraine du volcan étant aussi un lieu de passage comme en témoigne l'aisance du retour une fois l'ultime monstre affronté (cf : P. Vidal Naquet « Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dans l'Odyssée » in Le chasseur noir pp 39-68).


La cité lacustre des hommes singes et la cité souterraine du prince Nazca fonctionnent comme la représentation des deux extrêmes de l'humanité. Il est intéressant que dans les deux cas le dirigeant de la communauté éprouve une irrésistible attirance à l'égard de la jeune fille de l'expédition Sylvia chacun voulant en faire sa reine. Ce désir provoque d'ailleurs dans les deux cas une révolte de leurs sujets (violente dans le cas des hommes singes, feutré dans le cas de la cité souterraine puisqu'elle consiste en l'expulsion des étrangers par la princesse Ica). Dans les deux cas on constate l'absence d'alimentation transformé du type pain. Les hommes singes font une grande consommation d'aliments carné comme en témoigne les nombreux cranes fichés sur les pieux de la cité, ils pratiquent un rituel de pilori qui suggère des pratiques cannibale (P 32 2/2 & 3/1).
« Pleine d'appréhension, Sylvia remarque que sous l'effet de ces libations sans frein l'agitation des convives augmente dangereusement ! Bientôt ils se mettent à danser en hurlant autour du pilori... [où son attaché les mâles de l'expédition] Puis tout à coup, c'est la ruée vers les prisonniers ! Mais Syvia qui guettait ce moment, s'est jetée devant ses compagnons. »


La cité souterraine ne possède aucune plantation sur la table du festin on voit un plateau de fruit comportant entre autres un ananas et du raisin (P 42 1/1) ce qui suggère un espace non soumis aux caprices du temps et du climat.
Les scènes de foules suggèrent que l'essentiel de la société est composé de prêtre et de guerriers on aperçoit aucune échoppe ou ateliers dans les rues de la cité (P 42 1/ 2) comme si aucune matérialité n'avait accès à la cité.


L'album comportent de nombreuses similitudes dramatiques, notamment le thème du parcours initiatique et du peuple hors du temps gardien d'un pouvoir sacré, avec « Le temple du Soleil » d'Hergé publié environ un an plus tard auquel Jacobs collaborera activement.


Notons enfin l'importance de la figure du savant incarné par le Pr Marduk qui s'inscrit dans la ligné des figures du savant toujours teinté d'ambiguïtés .


De nombreuses références possibles peuvent être relevés :


Le thème de la pierre radioactive à la fois porteuse de vie et de mort se trouve dans « L'ile aux trente cercueils » de Maurice Leblanc.
La structure concentrique d'un espace initiatique culminant par un volcan se retrouve dans « Les aventures du capitaine Hatteras » de Jules Verne.
Le thème d'un monde clôt préserver de l'évolution du temps où cohabitent dinosaures et peuples primitifs a pu être inspiré par « Le monde perdu » de Conan Doyle (adapté très tôt au cinéma) et par « King Kong » dont la première version date de 1933.
Enfin on peut penser que E P Jacobs a subi l'influence de J Ray qui produisit des scénarios de BD dans les années 40, de Lovecraft et de Gaston Leroux dont un roman « La fiancée du soleil » fournit a Hergé à la même époque la base scénaristique du diptyque « 7 boules de cristal » « Temple du soleil » (J M Apostolidès les métamorphoses de Tintin pp 167).

HG Wells.


Notons ensuite que « Le rayon U » semble avoir fortement inspiré plusieurs créateurs :
On en trouve dans Yoko Tsuno des citations graphiques :
– L'apparition du titans Xunt dans « les titans » qui correspond à celle du tyrannosaure (p 12 2/1)
– La découverte d'un squelette de dinosaure (p 15 2/1).


Lord Calder : « Hum ! Je n'aimerais pas rencontrer le vainqueur de ce combat!... »

qui a pu inspirer le squelette de du monde souterrain des Vinéens « La forge de vulcain ».
Pol : « Pas faché de retrouver cette bestiole »


« Luc Orient » (La planète de l'angoisse) reproduit le monde des hommes -singes.
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le 7 nov. 2020

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