1938 : l'Europe tremble devant les bruits de bottes. Hitler annexe les Sudètes et ridiculise la Tchécoslovaquie, pendant que Franco élimine la jeune république espagnole et que Mussolini s'empare de l'Albanie. La France, modèle de lâcheté politique qui marquera le siècle, abandonne définitivement son rôle de puissance internationale. Le petit royaume "enchanté" de Belgique mobilise. L'Horreur est pour demain, les Européens ne veulent pas l'admettre, mais dans le fond, ils le savent.
Flash forward : 1970... J'ai douze ans et je découvre un à un les "Tintin et Milou", et le "Sceptre d'Ottokar" devient l'un de mes préférés. Totalement ignorant quant aux événements dramatiques dont Hergé se fait l'écho avec ses deux pays imaginaires (la Syldavie balkanique et slave, curieux mélange magnifiquement "documenté", pour la première fois dans l'oeuvre d'Hergé, la Bordurie et son fascisme à l'italienne), je me délecte d'une enquête policière plus complexe qu'à l'habitude (les conspirateurs aux belles bacchantes mais prêts à tout, la métamorphose d'Halambique, le mystère de la disparition du sceptre de la salle close du trésor... etc.), qui forge certainement mes goûts futurs. Je le lis et le relis sans m'en lasser, ce "Sceptre d'Ottokar", qui introduit pour la première fois un certain réalisme dans la course folle de Tintin... et qui a l'idée géniale de doubler cet éternel mouvement horizontal par une course contre la montre. Je me régale devant les décors raffinés - je ne sais pas encore que c'est au génial Edgar P. Jacobs qu'on doit cette sophistication -, ces costumes d'opérette mais tellement élégants, cette scène impressionnante (plus "jacobsienne" qu'autre chose, me semble-t-il) où Tintin crashe son Messerschmitt après avoir subi les tirs de la DCA ennemie... bref, j'adore ce livre, sa première partie haletante en Belgique (ah, la scène du restaurant syldave !), la course de Tintin à travers la montagne bordure, etc. etc. Je crois que je n'oublierai jamais les péripéties de ce livre enchanteur.
Flash forward : 2017. Première relecture vraiment "appliquée" du "Sceptre d'Ottokar", histoire de mieux comprendre les secrets de cette œuvre tellement lumineuse conçue en des temps aussi sombres. Je remarque pour la première fois la rupture de style à partir de la fameuse "brochure touristique", et le décalage entre le Tintin pré-guerre des pages 1 à 19, avec le Tintin post-guerre des pages suivantes. J'ai envie de lire la version originale en Noir et Blanc, que je ne connais pas. Mais je n'ai pas changé d'avis devant l'émerveillement que fait naître en moi ce beau livre. La suite sera une autre histoire, moins solitaire pour Tintin, mais c'est justement... une autre histoire ! [Critique écrite en 2017]