Paru en aout 1938, soit 6 mois après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne et la proclamation de l'anchluss, cet épisode prend donc comme base cet événement, prélude au conflit mondial qui allait suivre. Pour Hergé, c'est une façon de dénoncer cette atteinte à la liberté en composant une sévère critique des pays totalitaires, mais pour ne pas s'impliquer, il invente la Syldavie et la Bordurie, petits pays fictifs qui lui resserviront dans d'autres aventures. Cette géographie hergéenne lui sera toujours très utile pour parodier ou dénoncer des régimes politiques ou des idées extrêmistes.
Pour investir totalement le lecteur au charme de cette Syldavie où il fait si bon vivre, Hergé a une idée de génie : insérer dans son récit une brochure touristique décrivant l'historique du pays et ses caractéristiques, et cela en même temps que Tintin la lit ; la plupart des informations contenues dans cette brochure à la façon "guide du routard" seront très utile pour la suite de l'histoire, de même que cette façon de bâtir un pays imaginaire avec des détails qui sonnent vrais est un des plus beaux tours de force d'Hergé, procédé que peu d'auteurs utiliseront dans une BD. En tout cas, le mythe de la Syldavie était né, Hergé ne se contentant pas d'en faire un simple décor, il lui donne une véritable identité et une vraie couleur locale.
Derrière la Bordurie, il n'est pas difficile de voir une allusion à la dictature fasciste de l'Allemagne nazie, dans l'aspect austère du pays, le régime politique strict, les uniformes militaires... alors que la Syldavie est représentée comme une paisible petite monarchie dont le jeune roi Muskar est aimé de son peuple ; la campagne y est verdoyante, les habitants accueillants, tout le monde y est heureux. Condensé de plusieurs pays d'Europe centrale, la Syldavie a un côté très viennois à Klow, sa capitale, et le roi Muskar est vêtu à la mode monarchique austro-hongroise, tandis que les villages typiques (comme celui de la page 25) ressemblent à certains villages du Montenegro ; les noms syldaves quant à eux sont plutôt de consonance slave. C'est assez proche dans sa conception folklorique de la Ruritanie, petit royaume fictif qui sert de décor au Prisonnier de Zenda. Qu'est-ce qui peut donc bien pousser les Bordures et les conjurés syldaves à vouloir étouffer la paix de ce petit royaume? Mais chez Hergé, tout finit bien, l'anchluss est un échec, le fameux sceptre est retrouvé, et le canon résonne seulement le jour de la Saint Wladymir.
Sur le plan graphique, il faut signaler les retouches effectuées lors de l'édition couleur, concernant les éléments de décor et surtout les costumes de la garde royale : plus élizabéthains dans la version noir et blanc, avec des fraises et de ridicules pompons aux pieds, ils seront balkanisés grâce à E.P. Jacobs alors actif au Studio Hergé, qui redessina entièrement certaines images. Pour la brochure déjà évoquée, Hergé s'est inspiré de miniatures persanes pour recréer la bataille de Zileheroum. Ces détails montrent encore le souci d'authenticité de l'auteur qui s'affirme toujours plus. Le rythme est soutenu (une bonne scène avec la poursuite dans la montagne), le scénario bien structuré, et le point de départ très rapide avec la serviette du professeur Halambique oubliée sur un banc ; cet épisode marque aussi la découverte de la Castafiore... bref, c'est un bon Tintin, qui dans les premiers albums du héros, fait partie de mes préférés avec L'île noire.