« Dans notre société capitaliste parvenue à son stade ultime, on ne croit plus à ce qui s’offre gratuitement. » Quand elle apprend que le détective privé chargé d’enquêter sur la disparition de son mari est bénévole, l’héroïne de « Où le trouverai-je ? » est assaillie de doutes. Il faut dire que son horizon immédiat s’inscrit précisément dans les conventions sociales et économiques. Son époux travaille chez Merrill Lynch, est affublé de lunettes Armani et passe ses week-ends sur les terrains de golf. Sa belle-mère, un peu envahissante, souffre de crises d’angoisse. Payer lui apparaît comme l’assurance d’un travail mené méthodiquement et avec efficience. Le soustraire aux mécanismes marchands consisterait à l’expurger virtuellement de toute valeur. On retrouve là les espaces discrets à travers lesquels Haruki Murakami satirise le Japon moderne. C’est, dans le même récit, un petit vieux qui philosophe sur les bienfaits du tabac – qui l’aide à rester en mouvement – ou une fillette se méfiant des étrangers conformément aux recommandations semi-paranoïaques de ses parents. Un peu plus loin dans l’album, « Sommeil » raconte l’évasion par la littérature d’une femme prisonnière d’un mariage malheureux. Son mari dentiste, enferré dans un ronron lénifiant, ne remarque même pas les insomnies de son épouse. Dans leur couple, la routine s’est confortablement installée et a logiquement entraîné la lassitude. « Les choses se sont un peu altérées », « chaque jour était la répétition exacte de la veille ». Pour s’extraire d’un quotidien maussade, les auteurs russes vont faire office de soupape. « En arrêtant de dormir, j’avais élargi ma conscience. De temps en temps, lire me mettait dans un état de surexcitation fébrile. »
Ces adaptations de Haruki Murakami se distinguent aussi pour leur relative ambiguïté. Il n’est pas question de prendre le lecteur par la main. La nouvelle ouvrant ce recueil, intitulée « Crapaudin sauve Tokyo », en offre un bel exemple. Teintée d’onirisme, elle raconte l’histoire de monsieur Katagiri, choisi par une grenouille géante, Crapaudin, pour l’aider à sauver Tokyo d’un gigantesque séisme provoqué par un ver vivant sous terre. Sans son intervention, on pourrait comptabiliser 150 000 morts et 70% de la capitale nippone en ruines. De quoi le tirer de sa lâcheté naturelle, laquelle l’amène d’abord à ce constat : « Je ne suis qu’un homme ordinaire. Je perds mes cheveux, j’ai du ventre et une tendance au diabète. Ça fait trois mois que je n’ai pas couché avec une femme, et encore, j’ai dû payer la dernière. » C’est en découvrant cet antihéros sur un lit d’hôpital qu’est institué le doute : s’agit-il d’un délire pur et simple ? Plus loin, « Samsa amoureux » réaffirme avec poésie la vulnérabilité des hommes, de leur corps soumis au froid et à la faim, de son apprivoisement difficile. Gregor Samsa s’y éveille surtout à la communication, aux sentiments amoureux et au désir sexuel. « Shéhérazade » verbalise quant à elle le pouvoir de la littérature, qui efface vos tracas quotidiens « comme un tableau noir lavé à l’aide d’un chiffon humide ». Avec une intrigue révélée graduellement, la nouvelle évoque la dépendance d’un homme en quarantaine vis-à-vis d’une ménagère-amante, mais aussi le passé de cette dernière en visiteuse de maison, un peu à la manière du Locataires de Kim Ki-duk. Le tout se nappe d’une justesse remarquable.
Pluriel dans la forme (avec notamment un récit en noir et blanc), le reste de Haruki Murakami, Le Septième homme et autres récits est à l’avenant. Dense, étonnant et souvent à la lisière du réel et du fantastique. Alors qu’il se fait braquer, un employé de McDonald’s s’inquiète : « Ça va terriblement embrouiller la comptabilité… » Ailleurs, on annonce avec beaucoup d’à-propos : « Quoi qu’on puisse souhaiter, aussi loin qu’on puisse aller, on reste ce que l’on est. » « Le Septième homme » mis en exergue dans le titre de l’album raconte en filigrane les mutations urbaines et industrielles du Japon, mais s’appuie surtout sur la valeur testamentaire de la création artistique (ici la peinture) et le sentiment de culpabilité. Enfin, « Thaïlande » radiographie des sentiments humains moins avouables, telles que la haine. Espérer voir un ancien compagnon, alcoolique et volage, enseveli sous les décombres d’un séisme y est justifié en ces termes : « Ce ne serait que justice, si on songeait au cataclysme qu’il avait apporté dans sa vie et à ce qu’il avait fait aux enfants qu’elle aurait dû mettre au monde… » Un commentaire tardif sur la solitude des ours polaires contribue d’ailleurs à y interroger nos conventions sociales et conjugales. De quoi réaffirmer la dimension critique des écrits de Haruki Murakami.
Sur Le Mag du Ciné