(Attention, ceci est une critique du dyptique et non de l'album seul !)
La Mine de l'Allemand Perdu est le premier album de Blueberry que j'ai lu ; je devais avoir six ans, c'était une version de poche, trouvée dans une station-service. J'ai encore des souvenirs très vifs de ma perception de cette BD à travers mes yeux d'enfants ayant (littéralement) appris à lire avec Barbe-Rouge et les dialogues de Charlier : c'était ma toute première introduction au Western. Autant dire, rétrospectivement, une véritable révélation !
De fait, tous les éléments d'un western classique y sont présents dès les trois-quatre premières planches, probablement pour la dernière fois dans la série : le poker, la bagarre de saloon, les chercheurs d'or, la (fausse) pépite géante, puis très vite, le lynchage, la grange abandonnée, l'attaque de la prison, les chasseurs de primes, le croque-mort famélique et son corbillard, la mine qui s'effondre, la traversée du désert, les indiens, le duel final... tous ces clichés pourraient nuire, pense-t-on, à l'efficacité du scénario, mais ils s'imbriquent si bien les uns dans les autres que cela marche.
Le ton est encore relativement léger, notamment grâce au personnage de McClure qui est presque plus le personnage principal que Blueberry lui-même. Il aurait d'ailleurs pu transformer l'histoire en véritable farce, mais ce qui est fantastique avec cette "vieille baderne" de Jimmy, c'est qu'il a beau être à 90% comique (même lorsque Prosit l'abandonne froidement à son sort), les 10% dramatiques qu'il lui reste valent de l'or (pardon pour le jeu de mots...), notamment lorsqu'il est rongé par les remords après avoir cru contribuer à la mort de son meilleur ami.
La série regorge de ce genre d'évolutions de personnages et c'est là une de ses plus grandes forces. Blueberry marchant seul dans le désert après être sorti à grand peine de la mine est un autre moment incroyablement fort de l'album, et qui préfigure la tournure plus adulte de ceux à suivre : comparez ce passage à la fois précédente où le lieutenant se retrouvait seul à pied sous un soleil de plomb, dans "Tonnerre à l'Ouest". Ce n'était certes pas une partie de plaisir, mais remarquez comme il restait fringant, toujours en uniforme, stetson et armé. Dans "l'Allemand", ses vêtements sont en loques, il est sale et contrait de se mettre un vulgaire bout de tissu sur le crâne pour se protéger du soleil ; beaucoup moins glamour et bien plus vulnérable ! Sergio Leone et sa trilogie des dollars sont passés par là...
C'est d'ailleurs la première d'une longue série de mésaventures pour l'ami Mike ; un avant-goût des ronces mexicaines et du bagne de Francisville, si l'on veut. Cependant - et cette mini-critique est encore plus valable pour l'album à suivre - je ne crois pas que ce dyptique ait autant d'influence sur le personnage de Blueberry lui-même que peuvent en avoir la trilogie mexicaine ni même le dyptique du complot contre Grant par la suite. Sans doutes parce que des pans entiers de la narration sont confiés à d'autres personnages haut-en-couleur.
Autre point commun avec les westerns de Leone, les personnages secondaires sont une des plus grandes forces de la série, et ce duo d'albums dispose d'une galerie particulièrement croustillante, bien que limitée en nombre : je parle bien sûr des quatre antagonistes, Wally et Crazy d'un côté, le vrai et le faux Luckner de l'autre. Je commencerai par les deux chasseurs de primes : dans n'importe quelle BD normale ces deux-là auraient été les méchants principaux - faut-il que l'ingénieur-géologue venu de Prusse soit immonde pour leur voler la vedette ! Et pourtant Wally et Crazy illuminent chaque case où ils passent. Leur relation quasi père-fils est assez unique parmi les bad guys de la série, et elle marche d'autant mieux que leurs personnalités se complètent : tout au long du premier album Wally fait montre d'une verve truculente tandis que son protégé est plus brutal et impulsif ("l'urbanité n'est pas son fort"). Lorsque Crazy est finalement abattu en duel, Wally semble sincèrement attéré, il a les larmes aux yeux, et ce genre de réaction est rarissime de la part d'un méchant dans un BD Pilote de cette époque. à noter que Wally est d'ailleurs bien moins diplomate et porté sur les boutades dans l'album suivant : sa brutalité et son sadisme se révèlent alors pleinement, notamment lorsqu'il tirent sur Blueb' et Jimmy pour les livrer aux Apaches. Bien qu'au final sa fourberie s'avère, de son propre aveu, bien insignifiante en comparaison de celle de son rival germanique, on a vraiment l'impression que son rival que la mort de son jeune partenaire a brisé le peu d'humanité qu'il restait en lui, et que seul l'or compte à présent pour lui. Ce nihilisme teinté d'une cupidité démente se reproduira d'une manière encore plus brutale et radicale dans les albums suivants en la personne de Finlay, jadis ex-officier sudiste hippie et romantique, véritable bandit au grand coeur, désormais vulgaire voleur qui ne croit en plus rien d'autre que l'argent et ne fait même plus preuve de loyauté envers ses hommes et sa cause.
Mais on ne va pas se voiler la face, LA star de ce dyptique incroyable, c'est le faux baron Werner Amadeus von Lucker, ex-officier, ex-médecin, un peu géologue mais surtout crapule à part entière, selon la formule géniale de Charlier ! Je pèse mes mots lorsque je dis que je le considère comme l'un des plus grands méchants de la bande dessinée franco-belge. Il est absolument immonde sous tous les aspects -lâche, fourbe, menteur, cupide, cruel, sadique, dénué de loyauté et d'honneur, j'en passe et des meilleurs- et pourtant on ne peut s'empêcher d'admirer son extraordinaire persévérance. C'est bien simple, il peut se sortir de n'importe quelle situation, sans pour autant que cela paraisse irréaliste ! Son ingéniosité n'explique pourtant pas seule son capital sympathie, ses répliques teintées de germanismes charlierins tout bonnement géniaux ("Donnerwetter!" "Himmelkreutzsakrament !") y sont pour beaucoup. Et puis surtout, ce secret qu'il cache sur son identité et qui ne se révèle que lors de son moment de vulnérabilité le plus total, dans une séquence absolument inouie de noirceur et d'intensité, au fond de la kiva. Cette séquence, c'est la boucle qui se boucle : la promesse de trésor de l'album précédent n'était donc qu'un prétexte. Avec le deuxième volet, on entre bel et bien dans l'étude de personnage, ou plus encore dans leur aventure intérieure, à un degré quasi-mystique. C'est cela qui achève de faire de Prosit un personnage aussi vil et pourtant aussi sympathique : nous avons tous notre spectre caché au fond de nous. Certes rarement aussi inavouables et horribles que celui-ci, mais tout de même.
La façon dont le mystère s'épaissit au fur et à mesure de l'histoire est géré de main de maître par l'association Charlier-Giraud, dont c'est incontestablement l'apogée de la collaboration. Le scénario est extrêmement bien ficelé, grâce je l'ai dit à ses personnages, à la façon dont la narration saute d'un groupe à l'autre, et il est parfaitement servi par le dessin de Giraud. "Servi" n'est d'ailleurs pas le bon mot, tant l'un et l'autre fonctionnent en symbiose. Encore une fois je ne peux que renvoyer au maestro Leone, tant son influence est perceptible sur les cadrages, les prises de vue, notamment les gros plans sur les visages marqués par la fatigue, le soleil et la peur. Enfin, on sent que c'est l'album de la libération pour Giraud sous lequel perce Moebius : ses désirs de récits moins classiques, plus expérimentaux et empreints de chamanisme sont connus, et bien que Charlier y ait toujours (à raison, dirais-je, au vu d'albums tels que Ok Corral et surtout du navet de Kounen...) mis un frein, on sent que c'est là qu'il s'est le plus libéré. Le premier gros plan intégral sur le spectre émacié et terrifiant, dans une sorte de halo violet, presque comme une explosion, est à couper le souffle. On n'est plus dans le Western, on est dans un voyage au bout de l'enfer. Le décor renforce encore cette impression, case après case : pas une pierre qui ne soit oublié, et la sensation de huis-clos est rendue plus agressive encore par ces roches rendues vivantes par le trait et la mise en couleur de Gir (les scènes de nuit sont particulièrement époustouflantes), comme autant de monstres prêts à dévorer les personnages.
Pour finir, bien que cela m'embête de terminer sur la seule touche négative de mon examen, je regrette que la fin soit aussi expéditive, voire bâclée. J'ai beaucoup pesté lorsque Van Hamme a ressorti d'entre les morts mon autre méchant préféré de la BD belge, le professeur Septimus de "la Marque Jaune", pour un de ses derniers récits de Blake et Mortimer, mais honnêtement si Blueberry doit un jour être repris en main, je serais ravi qu'un twist révèle que Prosit a échappé à la corde et qu'il se retrouve embarqué dans une autre aventure à l'issue de laquelle il aurait la fin non pas nécessairement que lui-même mérite puisque c'est le cas dans Le Spectre, mais qui rende hommage au trésors d'écriture déployés pour lui donner vie ! Bref, une fin digne de lui plus que la fin qu'il mérite ! Attention, cependant, à celui qui viendrait mettre ses pas dans ceux des regrettés Charlier et Giraud et s'aventurer dans les canyons maudits de la mesa du cheval mort... nous avons tous un spectre en nous, et dans leur cas ce pourrait bien être celui de la présomption, d'avoir cru pouvoir dupliquer pareil chef-d'oeuvre du 9ème art...