Nous en sommes en 1788 soit peu de temps avant les débuts de la Révolution qui emportera la royauté ainsi que quelques têtes... Si une révolution est par définition difficile à anticiper a priori, on voit de nombreux signes montrant que l'Hexagone ne va pas bien. Mauvaises récoltes, froid qui vient et qui tue, bébés assassinés, nobles et clergé usant et abusant de leur pouvoir... il y a vraiment quelque chose de pourri dans le royaume de France de cette fin du XVIIIe siècle. Les lecteurs d'Innocent ne seront pas dépaysés.
La révolution introuvable ?
Mais il ne suffit pas que les choses aillent mal pour qu'une révolution survienne. Le peuple, le Tiers État ignoré, exploité, méprisé ne veut pas encore être quelque chose. Il n'aspire pas à la révolution, pas encore. Certes on voit quelques brigands mais la plupart des personnes aspire à quelque chose de simple : vivre, que la puissance publique aide quand les choses vont mal, retrouvant ici un certain Montesquieu : « L’État doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé […] » (1748, De l’Esprit des Lois)
La vie est donc dure comme nous le montre le personnage principal, Gédéon, qui fait des petits boulots – rédaction de romans érotiques – pour gagner de quoi vivre. L'érotisme marche mieux que la philosophie, les mœurs ne sont donc pas si rigides que cela. (Digression : on pourra trouver une correspondance entre la situation de Gédéon et celle d'auteurs/dessinateurs passés et actuels qui font dans l'érotisme... en parallèle de leurs créations.) La femme de Gédéon est partie avec un autre homme, elle ne reviendra peut-être jamais. Il doit donc veiller sur sa fille Solange tout en lui cachant son activité parallèle.
Que faire ?
Si, pour reprendre la belle formule de Paul Valéry, « le corps social perd tout doucement son lendemain », il importe de réagir ! Les États Généraux se réuniront bientôt et Gédéon compte bien être élu pour faire partie des représentants du Tiers État. Membre du parti Patriote, il souhaite abolir les privilèges de la noblesse et du clergé en réformant le royaume, avec l'appui du Roi. Une révolution plutôt douce donc. Mais Gédéon ne rencontre pas beaucoup de soutien dans son village des environs de Paris. Pire : même quand les conditions de vie se dégradent son auditoire disparaît.
L'intérêt du Troisième Gédéon est alors de faire exister à côté de Gédéon un autre personnage : son « frère » Georges, duc de Loire. Ils ne sont pas frères de sang : le père de Georges a recueilli Gédéon alors que les parents de ce dernier ne pouvaient pas le nourrir. Il a ainsi échappé à la mort. Mais il quittera Georges alors qu'ils sont adolescents suite à un accident. Leurs retrouvailles après près de 20 ans de séparation apparaît comme une intervention providentielle pour Gédéon, pour l'aider et le sortir de sa misère. Mais pas seulement : Georges aussi aspire au changement mais un changement bien plus radical que celui des Patriotes. Et pour cela il semble prêt à agir dans l'ombre, à manipuler... On ne fait pas d'omelette...
Une opposition se dessine alors entre une forme d'idéalisme et un réalisme froid qui confine parfois au cynisme. De là on se demande logiquement comment les relations entre les deux frères vont évoluer...
Au temps de Marie-Antoinette et Louis XVI
Comme pour d'autres mangas traitant d'histoire, on trouve la présence d'une personne en charge de la supervision historique : Satoshi Yamanaka. Le manga se veut donc crédible dans l'univers qu'il dépeint et il y parvient. Du côté de l'architecture, des vêtements, des références mobilisées (Rousseau, d'Holbach...), des personnages (Saint-Just et Robespierre qui interviennent du côté de Georges), la prise ou non de bains... il n'y a pas d'aberrations même si, fiction aidant, on trouve la présence d'un personnage venant des Amériques chez Georges (cela m'a fait penser au Pacte des Loups). On voit même apparaître, survivance du passé, une rapière qui, cela fera plaisir à Hans, n'apportera pas la victoire à son possesseur...
Du côté du rendu graphique, Taro Nogizaka est proche de ce qu'il avait offert dans La Tour Fantôme avec un trait fin, des visages et des yeux capturant bien les émotions et les troubles des personnages et une beauté qui, du côté de Georges, joue sur l'androgynie. Les paysages enneigés m'ont bien plu.
Pour l'édition française, nous sommes dans le droit fil des tomes produits par Glénat : souplesse du volume, papier fin (mais je n'ai pas trouvé de problèmes de transparence). Un rendu qui ne pénalise pas la lecture.
« Ce sont les hommes [et les femmes !] qui font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » (Aron)
Le Troisième Gédéon nous offre donc un premier tome des plus satisfaisants, articulé autour d'une question importante : l'amitié peut-elle résister à tout ? Car Berserk nous l'a appris : l'amitié entre deux êtres ne suffit pas à éviter des drames. Si Gédéon et Georges partagent le même constat (la situation n'est plus tenable, il faut du changement), leur opposition sur les moyens à mettre en place et les combines dans lesquelles Georges semble vouloir tremper son ami sont de nature à donner au récit une teinte sombre. Gédéon devra-t-il faire des compromis ? Se salir les mains et voir son idéal défiguré ? Réponses dans les tomes suivants.