Après des décennies de disette, le lectorat francophone peut enfin découvrir les classiques du manga. Parmi l’abondance d’épais volumes patrimoniaux fournis récemment, il serait dommage de négliger les 5 tomes du Voyage de Ryu de Shôtarô Ishinomori qui présente une science-fiction palpitante ne délaissant pas la réflexion.
Après un long voyage intersidéral le vaisseau Fuji Ier se pose sur une planète sauvage. Le seul à sortir vivant de son caisson cryogénique est le jeune Ryu. Mettant un pied dehors il est immédiatement confronté à des plantes tentaculaires et à des hommes-singes brutaux. Il se rend rapidement compte qu’il est revenu sur Terre mais que de nombreuses années ont passé. À la suite d’un cataclysme nucléaire la planète et l’évolution des espèces ont été chamboulées... Il y a de fortes chances pour que celui qui entame aujourd’hui le premier volume de cette série le fasse avec le petit sourire attendri de celui qui exhume un objet d’une malle poussiéreuse. En effet, l’objet fleure bon la science-fiction des années 50. Mais tout sarcasme s’éteint vite face à la vivacité de la narration et à la richesse du propos.
La planète sauvage
Ryu ne peut admettre que la civilisation qu’il a connue ait sombré à jamais. Il se persuade que, dans ce chaos de forêts, de déserts et de ruines peuplé de mutants il doit rester une poche de société civilisée et technologique... Dès lors sa volonté de la débusquer sera inébranlable. Au cours de sa quête, il entraînera dans son sillage de nombreux et folkloriques compagnons qui donneront une allure de cirque en déroute à l’expédition : les naufragés spatiaux Maria et son petit frère Jimmy, l’homme-singe Kiki, Isaac le robot, Cyclope le petit mutant télépathe et anthropophage, God le vieux cyborg, mélange improbable de Yoda, de Cobra et du Capitaine Haddock.
Cette galerie chatoyante contraste souvent avec la rudesse de Ryu, qui, toute bravoure mise de côté, n’est pas un personnage aussi sympathique que Cyborg 009 ou que Sabu et Ichi – autres héros de Ishinomori aux caractères chevaleresques. Souvent son obstination le rend aveugle et insensible. Son obsession de la civilisation lui fait négliger les joies et les beautés présentes. Peu conscient des désirs et faiblesses d’autrui, il entraînera notamment le glissement de Maria dans la folie, son esprit ne pouvant résister aux épreuves barbares qu’ils traversent. Ainsi plus d’une fois – et c’est ce en quoi réside la véritable innovation d’Ishinomori par rapport aux récits aventureux dont il s’inspire – les personnages sont confrontés aux conséquences de leurs actes. Si Ryu et Maria sont amenés à s’occuper d’un bébé homme-singe pleurant sur le cadavre de sa mère, c’est parce que Ryu a, la veille, décimé à coups de laser les hommes de la tribu, livrant ainsi une communauté affaiblie à ses prédateurs.
Cauchemars civilisés
Développée au début des années 70, la série se fait l’écho, parfois subtil, parfois insistant, des préoccupations politiques et écologiques de l’auteur. Le cyborg God tente régulièrement de raisonner le héros tout en admirant la force de son entrain et de son espoir : « C’est eux, ces gens soi-disant civilisés et leur magnifique société qui ont tout détruit ! ». Au cours de leur odyssée de près de 2000 planches, Ryu et ses compagnons sont confrontés à diverses organisations sociales post-apocalyptiques qui sont autant de cauchemars : sauvagerie et bestialité de la loi de la jungle, société entièrement robotisée et ainsi purifiée de tout élément vivant, féodalisme religieux discriminatoire, société eugéniste prétendûment supérieure...
Après 4 tomes menés à un rythme effréné et captivant (plus d’une fois on s’exclame : « Mais il ne s’arrête jamais ! »), ce cinquième et dernier volume prend le temps d’une conclusion hallucinatoire et mystique qui réconcilie le héros avec son destin prométhéen.
Vlad bapoum