I – Le Corto ultime ?
S’il est un album d’Hugo Pratt capable de rivaliser à mes yeux avec La Ballade de la Mer Salée, c’est bien Les Celtiques. En fait, permettez-moi de préciser d’emblée ma pensée : si La Ballade est mon album de Pratt préféré, et l’une de mes BD préférées de manière générale, Les Celtiques est probablement le meilleur album de Corto Maltese ; le plus complet, le plus abouti, celui où tout ce qui fait le charme et la réussite du personnage et de sa série est le mieux assemblé.
Pourtant, Corto et ses contradictions, son charisme, son « élégance d’un bâtard de Lord Mountbatten », comme l’écrit Pierre Schoendorffer en introduction de Morgan, ne constituent pas à eux seuls toute la clé de la réussite de la série en général et des Celtiques en particulier. Si « formule Corto » il y a, on pourrait peu ou prou la résumer aux concepts suivants : un héros cynique et romantique, des personnages secondaires détonants, un contexte historique intéressant, un cadre géographique attrayant, de l’aventure, une bonne touche de fantastique et beaucoup de sérénité. La plupart du temps, l’un ou l’autre de ces aspects prend le pas sur le reste, mais dans les Celtiques, tout s’équilibre, tout est parfaitement dosé.
La Ballade était moins une aventure de Corto Maltese que celle de toute une galerie de personnages fascinants, parmi lesquels se détachait certes le beau marin à l’oreille percée, sans qu’il en soit totalement le héros incontesté ; les vignettes rassemblées dans Sous le Signe du Capricorne et Toujours un peu plus loin semblaient parfois encore hésiter à le mettre seul sur le devant de la scène, le premier préférant s’assurer du concours de l’adolescent Tristan Bantam tandis que certaines histoires du second transformaient le Maltais en figurant. Rien de tel dans aucune des 6 aventures des Celtiques – Pratt s’est approprié pour de bon son héros.
II- Voir Venise…
Nous l’avions quitté en pleine forêt amazonienne, sur la piste de l’El Dorado, nous le retrouvons sur une petite île de la lagune vénitienne, au monastère de San Francesco del Deserto, toujours à la recherche d’une carte des mystérieuses cités d’or ! Mais comme pour les "enfants du soleil" du feuilleton-culte des années 80, ce trésor n’est qu’une excuse à une aventure plus humaine, sur fond d’espionnage et de Première Guerre Mondiale, qui voit Corto recroiser le chemin de sa femme fatale préférée Venexiana Stevenson – mais seulement après la meilleure planche d’action réalisée jusqu’à présent par Pratt, au cours de laquelle le marin sort de sa non-belligérance pour abattre un avion autrichien depuis une vedette de la Regia Marina !
Cette expérience tout de bruit et de fureur semble toutefois moins l’effrayer que sa rencontre, trois planches plus loin, avec une marionnette géante de la Commedia dell’arte, qui manque le faire mourir de peur – preuve que Pratt maîtrise de mieux en mieux les codes du burlesque et de l’épouvante, car de même que Corto réduit à tirer frénétiquement sur la créature de bois, cette scène m’effrayait à peine moins que la momie de Rascar Capac lorsque j’étais petit. Premier récit de l’album, L’Ange à la Fenêtre d’Orient fait déjà étalage de toute la maturité acquise par Hugo Pratt, tant au niveau de l’écriture que du dessin, en n’hésitant pas à malmener son héros sur un plan plus psychologique que physique comme c’était le cas dans les deux tomes précédents, sans parvenir à le briser et à le faire renoncer à son indécrottable romantisme – le tout avec humour et une petite pique au Crabe au Pince d’Or d’Hergé, justement.
Il n’y a que dans la deuxième histoire, Sous le Drapeau de l’Argent, que le beau brun se met en retrait – mais c’est pour mieux orchestrer une chasse en trésor en pleine ligne de front italo-autrichienne sur le Piave ! Là, il s’assure du concours de « gens intelligents qui n’en ont rien à faire de cette guerre » : un aristocrate viennois déchu, des Highlanders écossais, des soldats français, des infirmiers américains (dont Ernest Hemingway) et un armateur grec inspiré par Aristote Onassis. Plus indépendant que jamais, il verse une moitié de la prise au parti républicain monténégrin…quid de sa part, l’interroge le futur milliardaire hellène ? « Oh, moi… j’ai beaucoup d’amis et d’amies. Je la dépenserai avec eux. » répond-t-il laconiquement. Sans doute son seul point commun avec son meilleur ami Raspoutine, qui s’en vantera à tort ou à raison deux albums plus tard !
III – Ballade irlandaise
Ce refus de s’impliquer dans le conflit, tout en soutenant de près ou de loin les causes révolutionnaires comme il l’avait déjà fait dans Samba avec Tir-Fixe, L’Aigle du Brésil et La Conga des Bananes, se retrouve dans l’histoire suivante, Concert en O mineur pour Harpe et Nitroglycérine – l’ironie insouciante en moins, loin s’en faut. Passées ses premières escapades vénitiennes, Corto se dirige vers la Verte Irlande, dont les brumes automnales sont sublimées par le noir et blanc de Pratt. Témoin actif d’une attaque de l’IRA sur une auto-mitrailleuse des Black and Tans, il se recueille ensuite sur la tombe de son ami Pat Finnucan, Fenian fusillé par l’occupant britannique, avant de rencontrer son frère Sean et sa veuve Banshee.
« Comment ça va, Sean ? » « Comment veux-tu que ça aille ? Mal. Ils ont condamné à mort un des chefs de notre mouvement […]. Nous devons le sauver ! » « Vous le sauverez comme vous avez sauvé Pat Finnucan ? » S’engage, lourd de sous-entendus, un duel de regards entre les yeux clairs et sourcils bruns du Maltais et les paupières lourdes et lasses de l’Irlandais. Le dialogue est plus aisé avec Banshee, virago à cheveux poil-de-carotte et taches de rousseur, qui s’en étonne elle-même (« D’accord, j’ai parlé un peu plus que d’habitude…Superhomme ? ») mais malgré toute sa détresse, la jeune femme n’a rien d’une faible veuve éplorée, comme en atteste la froideur avec laquelle elle abat un bobby du R.I.C. !
Les événements s’enchaînent alors, donnant l’occasion à Corto de rompre une nouvelle fois sa neutralité… aux dépens d’Albion cette fois-ci, tout sujet de Sa Majesté qu’il est ! Défenseur des plus faibles, Corto Maltese ? Lui-même s’en défend. « Je suis du côté le plus fort », répond-t-il avec finesse et aplomb à Banshee. Mais la tragédie irlandaise, aussi bien familiale que nationale, dans laquelle il se retrouva impliqué laissera des traces chez le matelot romantique. Ses convictions en ressortent secouées, et même lorsqu’il continuera occasionnellement à aider les révolutionnaires de tous poils, Chinois et Kenyans notamment, ce sera avec beaucoup plus d’arrière-pensées, sans doutes méditées sur la célèbre dernière case, dans le silence de la dune bercée par le vent et le vol des mouettes.
Concert en O mineur est le chef-d’œuvre des courtes histoires de Pratt. Il s’y passe plus de choses, visibles et sous-jacentes, en à peine 20 pages que dans bien des récits au volume double ou triple. Je soupçonne fortement le célèbre réalisateur Ken Loach de s’en être fortement inspiré pour son film Le Vent se lève, tant au niveau visuel que scénaristique. D’ailleurs, Pratt lui-même ne pourra s’empêcher d’en reprendre les grandes lignes peu de temps après dans Les Éthiopiques !
IV – Passe-moi le Celte !
Ce n’est pas pour dire que les trois histoires suivantes pâlissent en comparaison, loin de là. Songe d’une Nuit d’Hiver, dont le titre mélange Shakespeare et Calvino, vient apporter un peu plus de légèreté en faisant de Corto , qui se prélassait entre les pierres de Stonehenge sans en demander tant, le nouveau Roi Arthur, chargé par les figures de la mythologie celte que sont Morgane, Merlin, Puck et Obéron de protéger leur royaume contre l’invasion des Nibelungen teutonnes – en la personne de l’espionne Rowena et de ses frères, commandants d’un U-Boot venu littéralement torpiller un sommet interalliés. « Notre monde ne mourra jamais. Tant qu’il y aura quelqu’un qui rêvera dans les Bretagnes, nous existerons », déclare Morgane. Vannetais de cœur et d’adoption, je m’emploie à la tâche, quoiqu’avec bien moins d’élégance que le Maltais errant !
Le fantastique continue d’imprégner le récit suivant, Burlesque entre Zuydcoote et Bray-Dunes, aussi picaresque que le suggère son titre : nous y retrouvons Caïn Grovesnore de La Ballade de la Mer Salée, bien grandi et devenu pilote de chasse, qui lorsqu’il n’évoque pas au pauvre Corto dépité le mariage de sa sœur Pandora avec « l’habituel imbécile blasonné de dollars », se retrouve accusé de tentative de meurtre sur un soi-disant rival dans le cœur de Mélodie Gaël, joueuse de harpe bretonne et quatrième et dernière femme fatale de l’album. La confrontation entre Corto et la jeune femme, ainsi que son protecteur l’acteur fou Rico-Rico et son armée de marionnettes, vient tirer un trait d’union entre divers éléments des Celtiques, jusqu’à un final en apothéose démentielle que n’aurait pas renié Cervantès, auquel il rend hommage.
V – D’une guerre l’autre…
Retour sur terre pour la dernière histoire, Côtes de Nuits et Roses de Picardie ; enfin, façon de parler, puisque l’essentiel de celle-ci se passe en l’air, dans le fameux triplan du Baron rouge, Manfred von Richtofen. Sans se départir de son irrévérence coutumière, Pratt nous livre sa propre version de la dernière journée du natif de Breslau (aujourd’hui Wrocław en Pologne, ville que j’ai également habitée !), traqué par les armées de terre et de l’air australiennes, sans que personne ne sache vraiment qui a eu sa peau. Quintessence de l’aristocrate prussien, le Baron est ici dépeint de manière à la fois tendre et moqueuse, un peu comme son collègue sous-marinier Slütter de La Ballade. « Tôt ou Tard, il devait finir ainsi… tu sais, Sandy, les héros de carrière me laissent totalement indifférents. »
Une fois encore, Corto est plus témoin qu’acteur de la chute du faucon rouge, qu’il passe en compagnie de deux fantassins ANZAC de ses amis, le bougon Sandy et l’alcoolique Clem, qui ne rate jamais sa cible… mais uniquement quand il est saoul ! Mais en dépit de sa prémisse pour le moins truculente, Côtes de Nuits et Roses de Picardie clôt Les Celtiques sur une note bien triste et mélancolique, en venant nous rappeler que la guerre ne fait aucun distinction entre aristocrates et bergers, prussiens et australiens, fils et amis… tout en laissant augurer de celle à venir.
Les Celtiques n’a beau répondre à la promesse de son titre que sur trois de ses six histoires, il n’en s’agit pas moins du meilleur recueil de saynètes d’Hugo Pratt. J’ai beau avoir une préférence évidente pour Concert en O mineur, il n’y en a aucune que qualifierais autrement que parfaite. Les Celtiques est tout bonnement l’apogée de Corto Maltese, tant au niveau de l’écriture que du dessin. La pression est maintenant sur l’Afrique orientale, celle du prochain album : Les Éthiopiques !