Cet album, le premier de la série des aventures de Jérôme Moucherot, met en évidence l’incroyable originalité de l’inspiration de son auteur. Dans cette série, François Boucq développe un personnage (orthographe : Mouchero), qui apparaissait brièvement dans Les pionniers de l’aventure humaine (1984), un album comprenant des histoires courtes. Jérôme Moucherot est agent d’assurances, un milieu où il faut savoir se faire sa place, en gros un milieu de requins (d'où le titre), dans une société (la nôtre) assimilable à une jungle. Boucq prend cela au pied de la lettre en vêtant le personnage d’un costume (veste, pantalon, chapeau et cravate) en peau de léopard. On note d’emblée que sa femme l’appelle son tigre du Bengale, ce qu’il adore (le macho). Cela pose son personnage de bon gars trop zélé qui ne sait même pas de quel animal vient exactement son costume. En plus de son costume, le personnage arbore constamment un stylo en travers de son nez. Objet qu’il garde donc toujours à portée de main (accessoire inutile dans cet album où Jérôme n’est pas au travail), symbole de l’état d’esprit du personnage et de l’univers dans lequel il évolue, puisque le stylo est placé à la façon d’un piercing (bizarrerie ne faisant l’objet d’aucune remarque). En ridiculisant son personnage, Boucq vise toute notre société tournée vers le profit, l’efficacité et une uniformisation des comportements. Il le fait avec une inspiration qui ne se dément jamais, tout au long des 75 planches de l’album (format BD franco-belge classique : 30,2 x 22,6 cm).
Le dessinateur place Jérôme Moucherot dans un décor de jungle foisonnante (faune et flore) qui lui permet des délires visuels contribuant à faire de l’album un perpétuel régal pour les yeux. Voir le pont de lianes qui permet à Jérôme Moucherot de rejoindre son appartement.
Il faut également parler de la famille Moucherot. Madame est femme au foyer et se pâme régulièrement quand son mari rentre à la maison. Elle se comporte comme s’il était un héros de type Tarzan, et Jérôme bien entendu l’encourage et la flatte de façon éhontée, notamment pour les repas qu’elle concocte. On notera le steak de mammouth, découpé directement dans l’animal et qu’elle a choisi parce qu’il y avait une promotion (référence explicite au slogan « Mammouth écrase les prix »). Quant aux enfants du couple, ce sont des consommateurs en admiration devant leur héros de papa. Léger souci avec le petit dont le nez est écorché parce qu’il a joué de trop près avec la plante carnivore... Mais ce n’est qu’un incident par rapport à la catastrophe qui va survenir, à cause du petit cadeau que Jérôme Moucherot rapporte à la maison pour les enfants : un poisson dans un sachet en plastique. La situation est en place pour un drame qui va entrainer Jérôme Moucherot dans des aventures ahurissantes.
Tout en emmenant ses lecteurs (lectrices) dans d’incroyables péripéties, François Boucq truffe l’album de références qui ne manqueront pas de titiller les amateurs de BD. Il fait ainsi référence à Peyo, le dessinateur des Schtroumpfs en les caricaturant. L’univers enfantin en prend donc un coup, à l’image de la façon dont Boucq représente les rejetons Moucherot, tous sur le même modèle de binoclards roses et joufflus qui attendent non pas la béquée mais le plat du jour. Boucq fait également référence à Hergé, en imaginant Moucherot utilisant un véhicule qui ne peut que rappeler le sous-marin de poche que bricole puis utilise le professeur Tournesol dans Le secret de la Licorne puis Le trésor de Rackham le Rouge. Nous avons droit également à un clin d’œil à Gotlib (La rubrique-à-brac). Enfin, une bonne partie de cette BD fait référence à Fred, le dessinateur de la série Philémon. En effet, Jérôme Moucherot va se retrouver dans une sorte de monde parallèle où il finira par trouver un moyen (un passage) pour retrouver son univers familier et familial.
François Boucq ne se contente pas de placer quelques références judicieuses. Il fait de Jérôme Moucherot un héros malgré lui, allant gagner durement sa croute dans la jungle urbaine et se retrouvant sans le chercher particulièrement, dans une série de rebondissements qui virent au fantastique. L’ensemble fait son effet, car l’auteur maîtrise parfaitement sa narration et l’art du cadrage. C’est ce qui lui permet, avec sa capacité à faire sentir le mouvement et à jouer avec l’horizontalité et la verticalité, de donner un accent de crédibilité à des situations pas du tout réalistes (ici, un homme et un requin peuvent se croiser comme s’ils cohabitaient dans le même élément). L’illustration de couverture en donne un aperçu. Boucq se montre d’une incroyable habileté pour embarquer toute personne capable d’imagination dans des péripéties qui font constamment se demander ce que sera la suite et comment il finira par retomber sur ses pattes.
Bien entendu, il y arrive tout en produisant les effets qu’il veut, ironisant sur les travers de nos sociétés modernes (les grandes transhumances de juillettistes et aoûtiens notamment). Son inventivité fait également son effet, car il a agrémente son album de beaucoup d’humour (souvent corrosif), ne dédaignant pas un jeu de mots à l’occasion (la pharaïode). N’oublions pas sa façon d’ironiser à propos de la science en général, puisque Jérôme Moucherot se fait aider par un voisin nommé Léonard de Vinci, artiste et surtout inventeur de son état… qui se perd en essais maladroits. On note aussi la colonie des Bernard-l’hermite et ses théories plus ou moins fumeuses sur la perception d’un monde vu de façon très limitée. Enfin, les réflexions du poisson-pilote rappellent une certaine coccinelle.
Alors, même si certaines péripéties se révèlent moins originales que d’autres et si quelques-unes trainent un peu en longueur, François Boucq inaugure cette série en beauté. Son dessin est à la hauteur de son imaginaire et sa maîtrise de l’organisation des planches (tailles et formes de vignettes d’une grande variété, mais jamais gratuite) est un vrai bonheur. Un album hautement recommandable.