La Marche, Le Fardeau, Le Désert, L'Ennui et la Colère

"Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus le tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant - comme faisaient ces chers ancêtres autour du feu. Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’oeil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal."


Cette prose fougueuse n'appartient plus à Arthur Rimbaud et sa Saison En Enfer, elle appartient au romantisme déjà déclinant de son époque, et sans doute à la jeunesse de toutes les autres. Préférons en tout cas le romantisme aux aspirations ordinaires des fils de bonnes familles, celles d'Arthur Gordon Pym et de Conrad; quoi qu'à vrai dire le romantisme en est justement le produit, cependant que le matérialisme et son confort restent embusqués au détour des années qui passent, et retombe comme une chape sur la plupart des jeunes libertaires aux poches crevées. "Mieux vaut l'or, que la géographie" pouvait conclure le capitaine Burton, toujours bravache, et de toute façon en règle avec une vie plus que vécue.


En se gravant lui-même une ligne de chance dans le creux de la main, Corto Maltese se destine au hasard et a peut être biffé son nom des registres du passé. Nous ne pourrons donc préjuger des motivations de sa jeunesse ni des desseins du voyageur adulte. S'essayait-il à la poésie? Rêvait-il lui aussi de cette réalité rugueuse à étreindre? Nous savons de sa mère gitane qu'elle lui laissa le goût de l'invisible, et que de son père il garda les fables et la nécessité du départ. L'homme mûr qui demeure a la désinvolture de ceux qui ont trop manié l'ironie et ont peut être déjà soupé de leurs rêves. Oisif et brutal peut être, plus sûrement contemplatif, individualiste, opportuniste, crâneur, bienveillant, Corto Maltese louvoie dans le sillage des grands courants qu'il s'applique à vivre dans la circonspection et le fatalisme; trop lucide peut-être, il regarde l'Histoire se faire comme une conséquence attendue et se fie moins aux idéologies qu'aux vieilles mythologies, nécessairement moins hypocrites. S'il marcha bien dans les pas de ceux qui ont cherché l'aventure et l'ivresse du voyage par-delà les livres, Corto Maltese, lui, tiendra bon, pour toujours libre d'entraves, il saura disparaître quand il n'y aura plus de place pour la chance (*).


"L'appel du désert, pour les penseurs de la ville, a toujours été irrésistible: je ne crois pas qu'ils y trouvent Dieu, mais qu'ils entendent plus distinctement dans la solitude le verbe vivant qu'ils y apportent avec eux." observe T.E. Lawrence, qui semble résumer-là tout le combat de son existence. Son nom résonne aussi dans les Éthiopiques, qui est peut être le livre le plus synthétique et le plus mélancolique d'Hugo Pratt.
Le XIXème siècle s'est abîmé dans le premier conflit mondial et les empires coloniaux ont entamés leur déclin, les temps modernes abattent leurs dernières cartes, et l'irréductible Corto Maltese va bientôt jouer ses dernières partitions, avant que la guerre d'Espagne ne referme définitivement le chapitre de son époque.
Il lui reste quelques vies exemplaires à vivre auparavant, et sa route va devoir croiser celle d'un autre spécimen d'homme libre, un combattant, qu'il ne pouvait trouver que dans l'Abyssinie que traversa Rimbaud et où Pratt fut lui-même spectateur de l'Histoire. Cush est son nom, c'est un homme droit et fier, libéré du doute parce qu'il se bat contre des oppresseurs et que sa foi le guide au mépris de la mort. Un homme dangereux donc, comme cette autre variation qu'est Raspoutine, l'anar extrémiste pour qui la fin justifie toujours les moyens et pour qui l'or vaut évidemment mieux que l'honneur et la morale. Ni dieu, ni maître, ni serments, voilà bien des engagements intolérables à l'esprit de Cush. Sa liberté, il la tient de sa paix intérieure, de la clarté de son propos. En un mot de son dogmatisme.
Au contact de ce guerrier intègre mais intransigeant, Corto Maltese va devoir quitter sa réserve coutumière et prendre les armes pour une cause transcendante étrangère à ses intérêts immédiats: L'indépendance, ce motif de lutte qui lui secoua l'esprit lors de ses aventures épiphaniques en Irlande. L'altérité fait mûrir l'aventurier épris de fictions, Cush en est peut être l'instrument le plus rémanent tant il incarne le héros des anciennes épopées; or mûrir, c'est un peu tromper la chance, c'est un peu capituler.


"Nous étions ensemble pleins d'amour, à cause de l'élan des espaces ouverts, du goût des grands vents, du soleil et des espoirs dans lesquels nous travaillions. La fraîcheur matinale du monde à naître nous soûlait. Nous étions agités d'idées inexprimables et vaporeuses, mais qui valaient qu'on combatte pour elles. Nous avons vécu beaucoup de vies dans le tourbillon de ces campagnes, ne nous épargnant jamais; pourtant, quand nous eûmes réussi et que l'aube du nouveau monde commença à poindre, les vieillards revinrent et s'emparèrent de notre victoire pour la refaire à l'image de l'ancien monde qu'ils connaissaient. La jeunesse pouvait vaincre, mais n'avait pas appris à conserver, et était pitoyablement faible devant l'âge. Nous balbutions que nous avions travaillé pour un nouveau ciel, une nouvelle terre, et ils nous ont remerciés gentiment et ont fait leur paix."
Voilà ce que constatait avec amertume Lawrence d'Arabie dans Les Sept Piliers de la Sagesse. Nous vivons toujours dans ce monde-là. C'est une loi de l'espèce, et elle n'épargne pas nos fictions.




(*) De cela nous pouvons toutefois douter, si l'on veut bien considérer cette lettre à Pandora placée en exergue de La Ballade de la Mer Salée: « L’oncle Tarao est mort. […] Mais c’est surtout pour l’oncle Corto que je me fais du souci. Ils se comprenaient parfaitement et étaient inséparables. Maintenant que je vois l’oncle Corto aller s’asseoir seul dans le jardin, le regard éteint, face à la mer, mon cœur se serre. »

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le 16 janv. 2015

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