Transmutant une partie de son expérience passée en manga, Shûzô Oshimi nous offre une plongée dans le monde de l’adolescence dont on n’a aucune envie de ressortir. Que viennent vite les 9 tomes suivants !
Spleen et Idéal
Un collège dans une ville japonaise de province. Des collégiens. Un devoir de mathématiques. Des notes. Une journée normale a priori. Pourtant dès le premier chapitre la banalité apparente s’effrite : Les Fleurs du Mal de Baudelaire (en traduction japonaise) apparaissent et suscitent quelques bavardages ; une élève traite son professeur de « sale cafard » juste après lui avoir dit « ta gueule » ; des affaires de sport sont dérobées.
Ces événements placent au premier plan trois personnages : Takao, jeune lecteur de Baudelaire qui dérobe les affaires de Nanako – son « ange », dont il est amoureux –, et Sawa, qui aime bien traiter ceux qui l'entoure et qui sait que Takao est le voleur. C’est le début d’un pacte entre Sawa et Takao : elle ne dira rien en échange de quoi ils se retrouveront après les cours pour parler, entre autres choses. Par la suite, Takao sort avec Nanako et c’est à un curieux ménage à trois que nous allons assister.
En effet, la lecture des deux premiers tomes interpelle par le caractère non prédictible de ce qui se passe. Tout est possible. Les personnages ne sont pas figés dans un seul rôle. Leur psychologie est travaillée, offrant une épaisseur et, parfois, une noirceur qui donne une vraie sensation de réalisme.
Envie d’évasion
La ville où se déroule l’intrigue, Hikari, symbolise l’inconfort des personnages principaux : entourée de montagnes, elle n’offre aucune échappatoire. L’horizon demeure bouché. Voilà pourquoi Sawa veut explorer avec Takao l’autre côté de la montagne. Ce que l'on éprouve alors n'est pas loin de ce qui ressort de la lecture de La Fille de la Plage.
Le quotidien est alors un combat. En plus du lieu, le comportement de ceux qui entourent le trio principal incite à se positionner en retrait : la « foule » est capricieuse, lunatique, prenant pour argent comptant le moindre propos lâché. Il faut trouver son refuge : la vraie Nanako n’est l'image que l'on en a ; Sawa affiche son mépris pour les autres (isolation) ; Takao lui ne fait pas de vagues, se réfugie dans la lecture.
La rencontre entre Sawa et Takao est ainsi l’occasion de rompre avec la personne qu’ils sont devant les autres. Ils se lâcheront (progressivement et non sans quelques hésitations chez Takao, des ruptures passagères) pour atteindre un sommet à la fin du tome 2 avec une planche éminemment symbolique.
Bas les masques !
« Je veux juste être normal… » dira Takao à Sawa qui se fait fort de lui arracher son masque. Sacré programme ! Á mes yeux, Les Fleurs du Mal déconstruisent la notion de normalité. Personne n’est normal au sens où il y aurait d’un côté les normaux et de l’autre les déviants ou les pervers. Comme le dit Shûzô Oshimi (vol. 1, p. 172) : « Il n’empêche, à des degrés différents, on a tous une part de perversité en nous. »
Alors que l’adolescence est une période où les individus « se cherchent », Les Fleurs du Mal apportent un éclairage précieux sur le monde scolaire, les relations qui s’établissent entre les individus et la construction chaotique de l'identité. Il y a de la souffrance qui s’exprime.
De Profundis Clamavi
Le manga Les Fleurs du Mal a démarré avant Dans l’intimité de Marie ce qui explique que le dessin de l’auteur soit moins détaillé dans ces deux premiers tomes, que les proportions ne soient pas toujours justes... mais ce n'est pas l'essentiel. On termine les deux premiers tomes animé d'une envie : celle de connaître la suite, toute la suite.
Avis développé et illustré à retrouver par ici.