J'en avais entendu parler mais voir l'objet massif devant moi, d'un coup, inopinément, c'était autre chose: sa taille, son bras énorme hachuré comme du Crumb, ses titre et sous-titre énigmatiques, tout cela m'a fait l'effet d'une effraction. J'ai retardé ma lecture en redoutant que s'efface alors cette impression; j'aurais été déçu que mes retrouvailles avec le travail de Fabrice Neaud soient en-deçà de cette attente à laquelle je ne suis plus habitué, et que les jeunes gens sur ce site connaissent encore: voilà le nouveau Machin, c'est un évènement, s'est-il renouvelé, s'est-il trahi, etc.

Retour du roi, donc. Le Journal de Neaud est à la fois l'exemple le plus pur de l'autobiographie en bandes dessinées des années 90, jouant le jeu de l'authenticité bien plus fortement que Satrapi, David B., Trondheim, Larcenet et même Menu et Mussat, car allant jusqu'au dessin réaliste des visages, et une exception par l'usage singulier du dessin métaphorique et une discordance texte narratif/action, deux caractéristiques qu'on retrouve davantage, disons, chez Godard et consors. Tout cela revient dans Le dernier sergent. C'est en soi une surprise: retrouver vingt ans après les mêmes qualités, comme si les deux oeuvres s'enchaînaient naturellement, m'a donné le sentiment d'un retour dans le temps contrarié par la nouveauté de l'oeuvre. Imaginez que vous mangez une pâtisserie de votre grand-mère, typique de sa façon, répandant sur votre langue les longues après-midis d'été de l'enfance, et qu'elle vient d'inventer.

Pourtant, le propos est apocalyptique. Il y a bien un sergent, plus ou moins, mais rien n'explique clairement qu'il soit le dernier. Tout le suggère, car le Fabrice mis en scène dans le récit arrive au bout d'un processus: au bout d'une démarche artistique, au bout d'une impasse socio-professionnelle, au bout d'une misère sexuelle impressionnante. Le monde aussi est à bout: le monde amical de Fabrice se défait, la tempête de 99 dévaste nombre de cases, et Houellebecq redevient un prophète de la fin de l'Occident moins nauséeux, moins décati qu'il ne l'est aujourd'hui, quand il était cool de se demander s'il était le nouveau Céline de notre temps. Et nous voilà pris dans le paradoxe de cette réapparition intempestive: nous, nous savons bien que Fabrice et le monde ont continué, malgré cette ambiance de fin qui berce la lecture (oui, "ambiance", je ne trouve pas mieux, là). J'ai donc guetté les signes d'une transformation, d'un virage, enfin de quelque chose qui désembourbe le personnage et le monde. Il y a bien des signes, mais contradictoires: je pense qu'il faudra attendre les trois autres tomes pour les confirmer.

Oui, on attend en quelque sorte la révélation du Temps retrouvé. Pas sûr qu'on y ait droit. La grande différence entre le Journal et Le dernier sergent est au fond que le premier est au présent, très proche dans son écriture du moment de l'action et évite facilement l'illusion rétrospective, tandis que le second est un très bel effort pour préserver l'esprit d'un temps, mais écrit au passé et donc dans une perspective fondamentalement nostalgique. C'est une oeuvre qui tient en grande partie du tombeau: Houellebecq, certes, tel qu'il était avant de se prendre pour lui-même, mais aussi Dustan, et surtout les amis, les amants, voire les agresseurs, tous dessinés pour que leurs portraits soient conservés dans l'oeuvre. C'est ainsi qu'une oeuvre autrefois d'avant-garde retrouve de vieilles fonctions de la littérature.

Je parle, je parle, mais j'oublie qu'il n'y a pas beaucoup de critiques de cette bande dessinée jusqu'ici sur le site. Alors je donne une liste pêle-mêle des choses qu'on trouve dans Les guerres immobiles vue que c'est tout de même un livre énorme: des scènes familiales atroces (alors que le Journal évitait ce lieu commun de l'autobio), un voyage en Italie hallucinant, des errances répétées toutes les dix pages pour trouver des bites dans des parcs la nuit, des bites, d'ailleurs, mais à petite dose finalement, une baston homophobe très violente (acmé d'une homophobie répandue un peu partout dans le récit), des considérations sur la liberté de dessiner, sur l'organisation hétéronormée de l'espace social et physique, et sur pas mal d'autres trucs politiques pour lesquels on utilise d'autres mots aujourd'hui, une histoire d'amour pour l'heure platonique et désespérée, une réflexion sur la disparition de l'utopie au profit de la dystopie, des bons sentiments inattendus.

Retour du roi, vous disais-je. Avec une grosse armée, et de grands projets.

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le 24 août 2024

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Surestimé

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