Tout amateur de bandes dessinées se doit évidemment de lever tout au moins un sourcil intrigué lorsqu'il entend dire qu'Alain Ayroles va scénariser une histoire dessinée par Juanjo Guarnido.
Savoir en outre qu'Ayroles s'inspire d'un célèbre roman picaresque pour lui donner la suite qu'il aurait dû avoir mais n'a jamais eue satisfera également l'amateur de belle littérature. On en concluera donc ainsi logiquement que toute personne de goût ne peut que se précipiter en librairie dès ce 28 août 2019 pour se procurer - à un prix certes quelque peu ironique par rapport au sujet de l'oeuvre - ce qui s'annonçait d'ores et déjà comme une pépite.
Et dès que l'on ouvre l'ouvrage, on constate avec plaisir que l'on ne s'est pas trompé. Le sens aigu de la mise en scène parcourant toute l'oeuvre d'Ayroles a été convoqué une nouvelle fois ici, son talent incroyable pour les dialogues et pour le pastiche également, tandis que le génie visuel de Juanjo Guarnido n'a rien perdu de sa superbe.
Tout amateur du monument De Capes et de crocs ne pourra se sentir perdu face à ces dialogues d'une élégance toute ayrolienne - tout sauf du vent ! -, d'une langue parfaite qu'il fait bon lire en ces temps où le commun des mortels lui enlève toute sa substance. Oui, à nouveau, Alain Ayroles nous propose plus qu'une bande dessinée : il nous offre un bijou de rhétorique et de langue française. Rien que pour cela, Les Indes fourbes est déjà un monument.
Mais il faut avancer davantage sans ombre ni trouble au visage dans l'opulente jungle verbale où nous fait pénétrer l'intrépide Ayroles pour découvrir plus en détail ce temple d'or qu'il a bâti pour nous. Si l'on s'en réfère à la structure de l'oeuvre, ce n'est plus du Francisco de Quevedo, c'est du Quentin Tarantino. Divisé en trois chapitres, le récit nous prend et nous surprend plus d'une fois, jouant avec sa propre mécanique narrative et dramaturgique pour mieux la mettre en valeur.
Cela commence comme un simple récit d'exploration, récit à deux étages comme Ayroles sait si bien les écrire, afin de mieux mettre en abyme une histoire somme toute très classique. Un vulgaire escroc s'enfuit d'Espagne pour chercher la fortune dans les colonies du royaume, et découvre à la fois les noblesses et les turpitudes de ce monde qui, Nouveau, a déjà toutes les caractéristiques de l'Ancien. Il s'agit du chapitre le plus long.
Sans doute le moins passionnant des trois, pourtant déjà captivant et, on le découvrira à la fin, essentiel pour installer lentement mais sûrement les rouages de l'implacable mécanique dans laquelle nous sommes plongés. Dans cette partie, l'on appréciera l'aisance avec laquelle l'auteur prend le ton des plus grands récits de voyage et nous immisce dans une atmosphère magnifiée par le trait d'une incomparable beauté issu de la main de Guarnido. Le souffle épique, la vérité cachée y établissent déjà leurs premiers bourgeons, qui écloront dans les deux parties suivantes.
Après l'apothéose du premier chapitre, on croit déjà avoir tout vu. C'est précisément parce qu'en réalité, on n'a encore rien vu. Il faut s'arrêter là et ne rien dire du contenu des deux chapitres suivants pour conserver la surprise à l'aimable lecteur qui n'aura pas encore déserté cette humble critique, poussé par un ennui naturel.
Que l'on dise simplement qu'Alain Ayroles, fidèle à son habituel style narratif, ne met en place cette mécanique en trois actes que pour mieux berner son lecteur. Si le premier chapitre de l'oeuvre passait - et c'est normal, pastiche oblige - par toutes les étapes attendues du récit picaresque comme du récit d'exploration, les chapitres II et III s'ingénient à briser tout ce que ces attendus avaient mis en place dans notre cerveau habilement endormi.
On admirera également l'art avec lequel Ayroles domine son oeuvre tout en laissant une place égale à son dessinateur Guarnido, qui trouve là un exceptionnel terrain de jeu, la chance d'une vie, peut-être même l'apogée d'une grande carrière de dessinateur, afin de déployer tous les ors de son dessin merveilleux, baroque et titanesque. Derrière la sobriété d'une couverture où se dit pourtant l'essentiel (et à laquelle a participé le génial Alex Alice, notons-le au passage) se cachent les splendeurs d'un foisonnement graphique plein de vie et d'exubérance. L'auteur s'efface même parfois complètement derrière le dessinateur dans des planches colossales, muettes et pourtant éloquentes, telles ces douze pages sans un seul mot (!) narrant l'épopée d'un groupe de colons rencontrant les innombrables péripéties de la route vers l'El Dorado, qui redonnent toutes ses lettres de noblesse au genre si souvent dénigré de la bande dessinée.
Il sera toutefois permis au lecteur d'émettre quelques réserves sur l'esprit d'une bande dessinée dont la richesse ne peut masquer un (léger) manque. Si l'épopée possède un souffle incroyable et que le récit d'exploration semble passer par toutes les étapes essentielles, on pourra regretter que l'émotion ne vienne jamais percer la surface de la caricature. Certes, celle-ci est très intelligente et parfaitement justifiée par l'emploi du pastiche. Toutefois, il arrive que l'on se lasse quelque peu de cette dépiction du monde dans ce qu'il a de plus sale et de plus ignoble (au sens littéral comme au figuré). Bien sûr, la satire l'exige, mais cette saleté ambiante, certes réelle ou au moins réaliste, pouvait cohabiter - et ce, au sein du Nouveau Monde plus que partout ailleurs - avec une véritable noblesse et une authentique grandeur d'âme qu'Ayroles, sans doute à la suite de Quevedo, tend parfois à oublier, même s'il nous la fait parfois toucher du bout des doigts.
Qu'il ne soit toutefois pas accordé à ce petit reproche plus d'importance qu'il ne le lui faille, car en-dehors de cet élément soulevé par un historien et lecteur quelque peu tâtillon, Les Indes fourbes reste un véritable monument.
Il est de ces bandes dessinées qui n'outragent le réel que pour mieux le faire parler, qui n'épuisent leur lecteur que pour mieux l'élever, et ne l'égarent que pour mieux le faire aboutir à cette conclusion qui s'impose d'elle-même : oui, dans le monde de la bande dessinée, l'El Dorado existe.