Aussi joyeux que Maus, aussi clair qu'une anthologie de Batman chez les Corons, voilà un pesant volume, dans tous les sens du terme, qui achève de plomber l'ambiance déjà bien ternie par Gaza, 1956 et une météo quasiment serbe. Les meilleurs BD se font une spécialité de la cruauté et du pessimisme, dirait-on. Ceci dit, il faut bien avouer que le récit est mené de main de maître : la dégringolade de ce pauvre marocain pris entre le marteau de la corruption et l'enclume de la misère a quelque chose d'implacable qui aurait plu à Victor Hugo. On est happé avec lui dans l'engrenage mortel qui l'arrache à l'amour de sa famille pour poursuivre un rêve qui se dérobe, celui d'une Europe fantasmée, accueillante et généreuse. On sait bien qu'elle est morte il y a longtemps, mais la nouvelle peine à traverser la Méditerranée, dirait-on. Alors voilà notre brave type projeté sur les terres andalouses censées irriguer à nouveau ses veines et celles de sa famille, sauf que tout conspire à spolier ces pauvres qui débarquent en masse. Même la solidarité exemplaire dont ils font preuve entre eux ne peut rien contre l'avidité des riches, les abus de pouvoir, la répression aveugle, la hargne des autorités, la peur des européens. La seule issue est vers le bas. Et la chute est longue. Il faut bien ces 215 pages pour en apprécier la perversité, redonner leurs véritables couleurs à l'humiliation et au désespoir que les miséreux connaissent et que les médias ne parviennent pas à faire ressentir quand d'aventure ils abordent ces sujets. La contrepartie, c'est qu'on en prend plein la poire, ça cogne vraiment dur. Il faut un moral d'acier pour regarder le monde en face. Au passage, l'auteur finlandais explore tout un tas de thèmes passionnants : l'agriculture intensive dopée aux pesticides, l'émigration clandestine et ses multiples dangers, les tracasseries paperassières de nos pays frileux, l'indifférence, l'exploitation généralisée (parfois sexuelle) des êtres humains, le fondamentalisme le plus borné, les politiques migratoires inhumaines, l'espoir, la foi, la pression familiale, la condition des femmes, et j'en passe. A travers une lorgnette d'une cruauté folle. Mais il nous a prévenus dès le début : cette histoire est imaginaire. Ouf. Mais elle ressemble à des tas d'histoires bien réelles. Argh. Le miroir qu'il nous tend est tout sauf complaisant. Prêts à plonger ? Je vous aurai prévenus... mais ça vaut la peine.