Après « Florida », récit épique et ultra-documenté sur un épisode sanglant et tragique de la colonisation française dans le Nouveau monde, Jean Dytar s’est offert une respiration avec cet album jeunesse, qui pourra tout aussi bien plaire au plus grand nombre. En tant qu’enseignant en arts plastiques, il paraissait naturel que l’auteur lyonnais publie un tel ouvrage. Et c’est une vraie réussite !
Partie prenante du projet avec les Editions Delcourt, le Musée du Louvre ne s’y est pas trompé. Avec ces « Tableaux de l’ombre », Jean Dytar réussit à nous émerveiller en piochant dans ses souvenirs d’enfance. Marqué par une œuvre d’Anthonie Palamedes, « L’Allégorie des cinq sens », à un moment où il s’était perdu lors d’une visite du célèbre musée avec sa classe, il lui redonne une visibilité qui, selon lui, n’est pas moins justifiée que d’autres peintures. Lorsque l’auteur avait découvert les personnages des cinq petits tableaux composant l’œuvre, il se souvient qu’il s’était senti d’un seul coup moins seul, comme si une connivence s’était établie. Pour le petit Jean, ces minuscules êtres, « tout petits, tout moches », étaient littéralement vivants ! C’est donc, on l’aura compris, le point de départ de cette bande dessinée extrêmement attachante.
Très rapidement, la magie opère. Au départ figés sur leur canevas, harassés par des journées interminables suppurant l’ennui, les cinq compagnons (Le Goût, le Toucher, l’Ouïe, l’Odorat et la Vue) vont commencer, sous nos yeux ébahis, à s’animer et attendre la nuit pour sortir de leur cadre. Lassés de l’indifférence des visiteurs et du mépris de leurs congénères plus en vue, ces « exclus » vont être conduits à s’associer à d’autres, qui comme eux, n’en peuvent plus de leurs conditions de parias. La révolte gronde dans les couloirs du Louvre !
Difficile de tarir d’éloges devant cette production, tant elle se distingue par son originalité, sur la forme mais aussi sur le fond. Le trait rond et engageant de Jean Dytar, cet aspect graphique agréablement patiné, y sont pour beaucoup. La bonne idée, c’est d’avoir respecté l’échelle des personnages des tableaux, ce qui résonne avec l’univers mythologique où il est de coutume que les géants côtoient les nains… Quelle bonheur également de découvrir la Joconde en femme-tronc se déplaçant en chaise roulante, telle une vieille actrice fatiguée dissimulant sa lassitude derrière ses lunettes noires ! Jean Dytar se permet même un joli clin d’œil à son confrère Marc-Antoine Mathieu dans une mise en abyme extrêmement bien trouvée dont on ne révélera rien ici…
Pour ce qui est du fond, le mérite de l’auteur de « La Vision de Bacchus » est de poser de façon très pertinente la question relative au succès d’une œuvre d’art, à travers notamment notre fameuse Joconde pluricentenaire. Depuis l’ « invention » des selfies, nul doute que celle-ci a vu sa cote de popularité grimper. Mais à l’heure des réseaux sociaux et de ses buzz incessants, on peut légitimement se demander si les gens viennent l’admirer juste parce qu’elle est célèbre ou en raison de ses qualités artistiques… La réponse se trouve hélas en grande partie dans la question… De façon à la fois ingénieuse et espiègle, Jean Dytar va remettre tout cela en perspective, masquant derrière l’humour ce constat quelque peu navrant…
Néanmoins, si l’on veut voir le bon côté des choses, c’est que ce petit album très ludique, qui regorge de trouvailles et de références, pourrait bien amener le jeune public à s’intéresser à l’art en franchissant les portes du Louvre. De plus, Monsieur Dytar ne prend pas ses lecteurs pour des crétins. Il a su au contraire allier pédagogie et légèreté, se gardant bien de donner des leçons de bon goût. On pourrait même se dire qu’ils en ont de la chance, ses élèves ! Une fois de plus, cet auteur a su convaincre de son talent avec ces « Tableaux de l’ombre », son quatrième opus, dans une biblio qui ne compte aucun faux pas. Un coup de cœur à découvrir de toute urgence !