Les Tortues Ninja, créées par Kevin Eastman et Peter Laird dans leur comic autoédité en mai 1984 ont marqué des générations de gamins. Ceux qui les ont découvertes comme moi à la fin des années 80 ont aujourd'hui bien trente ans et je suis certain qu'elles restent des références pour eux. C'est peut-être aussi bien ton cas ? Or, au-delà de leur côté de jouet aussi improbable que cool, il m'a toujours semblé, confusément, qu'elles étaient plus que ça et que si elles m'avaient marqué si profondément, c'est qu'il y avait plus derrière ces apparences.
De fait, tout était déjà dans le titre (en version originale) : Teenage Mutant Ninja Turtles. On peut découper, morceau par morceau celui-ci et déjà voir poindre un sens évident. Les Tortues Ninja Adolescentes Mutantes ! Comment cela ne pouvait-il être plus clair ? Qu'est-ce que l'adolescence, si ce n'est le fait de grandir, de muter ? De passer du stade de l'enfant, dépendant de ses parents, à celui de l'adulte, indépendant, individué, sur sa propre route.
Tout le parcours des quatre adolescents est bien celui-ci : dès les premiers épisodes (et dès le tout premier film de 1990), leur maître – et père d'adoption – Splinter leur fait savoir qu'un jour il ne sera plus là. Pour les préparer à ce jour, il leur apprend à maîtriser autant leur corps (arts martiaux) que leur mental (méditation). La tortue symbolise : d'une part, l'idée de « sortir de sa coquille », ce qui est un défis pour la plupart d'entre nous à l'adolescence ; et, de l'autre, la sagesse intrinsèque que représente l'animal dans la philosophie orientale.
Splinter, le rat/maître/père est aussi chargé symboliquement : souvent symbole néfaste (propagation de la maladie) dans l'imagerie populaire, il leur transmet pourtant son intelligence. Il est celui qui doit sortir de sa cage, et les pousser à s'élever, en sortant des égouts où ils vivent, puis à se montrer au grand jour, pour enfin affronter Shredder le grand méchant, sur les toits de la ville.
Les quatre frères doivent apprendre plusieurs choses : dépasser leur colère (colère qui anime beaucoup d'adolescents et qui chez les Tortues habite particulièrement Raphaël), apprendre à vivre ensemble, à intégrer l'idée de la mort, dépasser les blessures du passé (« splinter », en anglais, signifie d'ailleurs « plaie, blessure »). Ils doivent affronter ce que Jung nomme « l'ombre » et Clarissa Pinkola Estès « le prédateur ». Il est bien entendu symbolisé en premier lieu par le dit Shredder (en anglais, « to shred », signifie « déchiqueter, détruire »).
Mais cela est particulièrement bien mis en scène dans les trois épisodes de La Rivière (1991 et parus en recueil en 1992 en VF) scénarisés et dessinés par Rick Veitch : les tortues s'entraînent avec Splinter à l'art secret du ninjutsu au bord d'une rivière. Le maître tente de leur apprendre la concentration la plus totale, celle où le degré de méditation est si élevé qu'on connecte avec le monde autour, qu'on le voit, les images se faisant dans notre tête. Pas simple pour des adolescents, agités et joueurs et particulièrement Raphaël, le plus nerveux des quatre.
Comprenant que ses élèves sont loin d'avoir atteint leur maturité, Splinter leur redonne leur liberté et les voilà sautillant et se chamaillant au bord de la rivière. Là, elles découvrent des œufs de tortues, pas loin, nagent les bébés. Les quatre adolescents les observent songeurs.
L'instant d'après, ils sauvent l'une d'entre elles d'une sangsue. Mais cette dernière goûte le sang de Raphaël et y prend goût. Quelques pages plus tard, elle l'attaque de nouveau, suce le sang de la tortue mutante, jusqu'à absorber tout le mutagène qui l'avait transformée en humanoïde : Raphaël régresse au stade de simple bébé tortue ;la sangsue devient le Saigneur, terrible prédateur géant qui désormais veut du sang.
À la fois fable écologique et mystique La Rivière raconte cette lutte contre l'ombre/le prédateur, celui qui, au niveau de l'inconscient, est l'incarnation de nos peurs, de nos angoisses, de notre colère. C'est lui qui nous fait prendre les décisions destructrices, celles qui semblent avoir avec la liberté la plus totale, la transgression des limites, mais qui en fait nous mènent à notre propre perte. Ici, il incarne alors la peur de grandir de Raphaël – et implicitement de ses frères. Ils devront l'affronter et Raphaël l'éliminer, buvant son sang pour réabsorber le mutagène.
La rivière symbolise plusieurs choses : les connexions de tout point du monde à tout autre point, et les cycles de la nature et de la vie. Le « cycle éternel » dont parle la chanson du Roi Lion, mais aussi celui de Vie/Mort/Vie évoqué justement par Clarissa Pinkola Estés dans son travail (cf. Femmes qui courent avec les loups). Lorsque l'on intègre ce cycle, qu'on le comprend, qu'on se connecte à toute chose, la mort ne fait plus peur, et le prédateur pas plus. Nous sommes présents à la vie, présents tel le méditant.
Toi, moi, tous, nous sommes ces tortues qui doivent apprendre, réapprendre, apprendre encore, grandir. Sois alors comme les tortues, corps, esprit, souple, présent, vivant.
Gemme : Ego / Lanterne : Vie/Mort/Vie