D’un point de vue purement graphique, « Little Tulip » est certainement la meilleure BD publiée en 2014. A près de 60 ans, François Boucq est au sommet de son art. La manière dont il représente l’enfer du goulag et l’univers ultra-violent des gangs russes est d’une intensité à couper le souffle. On se prend vraiment une claque à la lecture de ce roman graphique! Il faut dire que le récit imaginé par l’écrivain américain Jérôme Charyn, avec lequel Boucq avait déjà collaboré dans les années 80 (« La Femme du magicien » en 1984 puis « Bouche du Diable » en 1989), a été écrit sur mesure pour le dessinateur lillois. C’est d’ailleurs Boucq lui-même qui a suggéré l’idée de « Little Tulip » à Charyn, après avoir découvert, par hasard, les carnets de dessin d’un certain Danzig Baldaev dans une petite librairie parisienne. Déporté dans un goulag sibérien avec ses parents lorsqu’il était enfant, Baldaev a fini par devenir l’un des gardiens du camp. « Pendant toutes ces années, il n’a pas cessé de dessiner ce qu’il voyait », raconte François Boucq dans une interview à Télérama. « Sévices, humiliations, tortures, scènes d’interrogatoire dignes de l’Inquisition : tout est scrupuleusement consigné dans un style naïf, mais avec un luxe de détails saisissant ». C’est sur base de ces carnets que Charyn et Boucq ont imaginé l’histoire de Pavel, un jeune garçon qui, séparé de ses parents, doit apprendre à survivre seul dans le goulag. Pour y parvenir, il peut compter sur une arme redoutable: ses talents de tatoueur, qui lui vaudront son surnom de « Little Tulip ». Grâce à son don pour le dessin, Pavel parvient d’abord à amadouer l’effrayante gardienne en chef du camp, une horrible matrone qui abuse de lui. Ensuite, toujours grâce à ses tatouages, il obtient la protection de Kiril-la-Baleine, le redoutable chef d’un des gangs de caïds qui font la loi dans le goulag. Grâce à Kiril, il finira par retrouver sa mère, mais au passage, il perdra toutes ses illusions… Bien des années plus tard, Pavel, devenu Paul, est toujours un tatoueur de grand talent, mais à New York. Grâce à ses talents, il donne régulièrement des coups de main très utiles à la police new-yorkaise, pour laquelle il dessine des portraits robots hyper-réalistes. Le seul qu’il ne parvient pas à dessiner, c’est « Bad Santa », un tueur en série qui viole et tue des femmes dans les ruelles sombres de la ville… Véritable déclaration d’amour au dessin, « Little Tulip » permet à François Boucq de mettre en images des scènes d’une force inouïe, souvent très violentes mais aussi d’une très grande beauté. La page où l’on parcourt le corps entièrement tatoué de Pavel, par exemple, sur lequel il a gravé toute sa vie, est tout simplement sublime. Quel dommage, du coup, que Charyn et Boucq n’aient pas soigné la fin de leur histoire! Celle-ci s’arrête assez abruptement, comme si les deux auteurs avaient tout à coup manqué d’inspiration pour la conclure en beauté… ou comme s’il avait absolument fallu terminer l’album pour les fêtes. Clairement, « Little Tulip » aurait mérité 10 ou 20 pages en plus. Ce sont sans doute ces pages qui font la différence entre ce qui est un très bon livre et ce qui aurait pu être un chef d’oeuvre. Un bémol qui n’empêche évidemment pas « Little Tulip » d’être l’une des BD incontournables de cette année. Ne fût-ce que pour admirer les dessins de Boucq… et en particulier ses incroyables tatouages!