Ce Peter Pan-là ressemble plus à du Dickens qu’à du Walt Disney, ou même qu’à du J. M. Barrie ; la misère omniprésente sous toutes ses formes et – ce n’est pas illogique, Londres étant avant tout un volume d’exposition, – les personnages particulièrement bavards.
Une fois tenue pour définitivement caduque l’arnaque de la fable sur l’enfance, on peut se concentrer sur l’essentiel ; par exemple commencer par admettre que la série de Loisel est moins l’adaptation du mythe de Peter Pan que sa réécriture, son exploration. Dès le premier tome, l’auteur fouille dans les zones sombres de l’intrigue, et généralise à tout le récit l’ambiguïté qu’on ne trouvait, à l’origine, que dans le personnage principal, héros auto-proclamé ou tyran rêvé, pré-adolescent mythomane ou enfant livré à lui-même – ceci n’empêchant pas cela.
On admettra par ailleurs que Loisel est un grand coloriste jusque dans ses imperfections.
Et on imagine l’embarras de l’adulte qui aura offert cet album à un écolier sur la foi du titre et se retrouvera à devoir lui expliquer ce que sont l’alcoolisme, la prostitution et la « grosse flûte » de la planche 25… Avec le recul, et tout ceci dit sans portée péjorative, le trait de l’auteur accuse le style de ces bandes dessinées pour pré-adolescents des années 1990. (J’ai été pré-adolescent dans les années 1990, je sais de quoi je cause. J’ai découvert les Peter Pan de Loisel à cet âge.)
À l’avenant, le système de personnages annexes qui gravite autour de Peter offre une frontière claire entre bien et mal – en tout cas pour les personnages londoniens : une bande d’« amis » plus ou moins sous domination, un croquemitaine annonciateur de Crochet et emblématique d’une collectivité d’adultes malveillants et foncièrement incompréhensifs, et un gentil grand-père adoptif. Pas terrible, d’ailleurs, ce Mr. Kundal : on comprendra son rôle plus tard, mais on en vient comme le Manchot et Ripley à se demander ce que « le vieux » trouve à Peter. (Quant à la figure maternelle, sans doute la plus grande réussite de cette série, j’y reviendrai plus tard et plus en détails.)
Ceci dit, tout cela s’applique à une intrigue et à un propos qui, répétons-le, ne s’adressent pas aux enfants. Du coup, comment lire les propos de Kundal (planches 8-9 et 19-21) ? Au premier degré, comme une morale au service du pouvoir des fables ? Comme les maigres lumières d’un récit extrêmement sombre ? Les ratiocinations d’un vieillard dépassé ? De fait, il serait tentant d’y voir une concession au monde merveilleux de Disney, je préfère y lire l’annonce de la fin d’un univers.
Le livre de mythologie grecque transmis à Peter reste le symbole de son enfance indépassable – dans ce que le terme implique d’innocence et de régression, enfantin et puéril. Mais aussi, quoi que l’on pense du contenu de ce Peter Pan, le procédé – le livre de mythologie dans le livre explorant un mythe – est de ceux qui donnent sa richesse à toute œuvre, comme l’enseigne de la Mermaid’s Tavern (planche 8) annonce la suite du récit, comme le parallèle esquissé entre Ulysse, Peter et son père : la navigation, le Peter conteur de la scène d’ouverture, le livre de mythologie. Et peut-être le récit de Thésée que Peter commence à lire à un hibou est-il la version de Nathaniel Hawthorne, dont l’édition française par l’École des Loisirs, sous le titre le Minotaure, a été illustrée par Loisel.