Les aventures de Luc Leroi commencent avec des histoires en quelques planches (longueur variable), qui ont été réunies dans deux albums en noir et blanc : Luc Leroi déménage un peu et Luc Leroi contre les forces du mal. Avec son anti-héros, Jean-Claude Denis a montré une capacité à captiver l’attention avec humour en créant une véritable atmosphère représentative de son époque et d’un certain milieu parisien. Cet album (1985), le troisième de la série, apporte une nouvelle dimension en produisant des mini-récits tous de 4 planches, cette fois-ci en couleurs. Bien évidemment, l’album doit aux précédents, puisque l’atmosphère et les personnages sont déjà en place, avec leurs caractères. Luc Leroi est un jeune trentenaire dont les principales préoccupations sont de trouver l’amour et un logement satisfaisant. Ses atouts sont son opportunisme et sa capacité à rebondir. Ses défauts sont son physique et son caractère. C’est un rouquin du genre incoiffable (symbolique : lui-même reste inclassable), qui a tendance à avoir un épi au sommet du crâne, bonne bouille bien ronde où un air d’enfance reste visible (il a un petit côté Tintin auquel on pense inévitablement parce que le dessin de Jean-Claude Denis est visiblement influencé par la ligne claire d’Hergé). Surtout, Luc Leroi est plus petit que la moyenne, un complexe qu’il traine depuis l’enfance, même s’il ne le reconnaît jamais. Quant à son caractère, c’est un grincheux (Jean-Claude Denis reconnaît qu’il l’a dessiné comme une sorte d’alter ego). En dépit ou à cause de cela, il est souvent en compagnie d’une fille (la valse de leurs prénoms date des albums précédents) ! Les copines de Luc Leroi sont souvent assez féminines et surtout plus grandes que lui. Luc Leroi vit avec son temps et il a trouvé son costume : un complet blanc et une cravate façon nœud papillon, ce qui ne l’empêche pas d’apparaitre à l’occasion en chemise ou encore en imper et même déguisé en Pirlouit à une fête costumée sur le thème de la BD où un certain Corto Maltese va attirer tous les regards. Luc Leroi est un parisien qui sort régulièrement, invité à des fêtes nocturnes, ce qui ne l’empêche pas de recevoir à l’occasion ou de pique-niquer en forêt de Rambouillet avec ses amis. Son meilleur ami est un cas : Gilbert est à l’image de son prénom d’une autre génération, avec sa parka et un pull qu’on imagine facilement tricoté par sa mère, arborant un collier de barbe en forme de bouc et portant des lunettes qui ne l’avantagent pas, parce qu’il est myope comme une taupe. Les deux fois où on le voit sans barbe ni lunettes (dont une par la volonté de Luc), les événements tournent encore à la déroute pour Luc. Gilbert se met toujours en quatre pour Luc, ce qui finit par taper sur le système de celui-ci. Gilbert est le genre de type qui a la main sur le cœur mais qu’on finit par ne plus supporter à force de droiture, de générosité, disponibilité, etc. Le comble bien évidemment, c’est que Gilbert ne se rend pas compte qu’il en fait trop, impossible donc de se débarrasser de lui, même en piquant une grosse colère. Tout juste peut-on espérer le voir un peu moins disponible une fois marié. Ainsi, Luc ferait n’importe quoi pour que ce mariage ait lieu. On remarque à cette occasion que Luc semble enfin avoir trouvé une copine stable pendant les deux derniers épisodes de l’album, justement la seule jamais citée par son prénom…
Dans cet album, Jean-Claude Denis conserve son art de la chute, généralement au détriment de Luc Leroi. Si la couleur apporte un vrai plus par son utilisation personnelle, Jean-Claude Denis dessine de façon plus réaliste que dans les premiers albums, la seule posture remarquable de Luc Leroi (petit dessin d’introduction de la dernière histoire) me semble influencée par une scène du film de Wim Wenders Au fil du temps sorti en 1976, ce qui ne l’empêche pas de placer son personnage dans des situations loufoques. Il aime beaucoup les ambiances nocturnes assez sombres où son utilisation conjuguée du bleu, du jaune et du noir fait merveille. Il ne dédaigne cependant pas les extérieurs où son goût pour les couleurs reste personnel, avec un trait caractéristique. Cet ensemble, reconnu depuis de nombreuses années, a été récompensé par le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2012.
Ces histoires sont parues initialement dans la revue (A SUIVRE), où elles ont contribué à son ton inimitable. On en retrouve quelque chose dans les préfaces des deux premiers albums de la série, par Martin Veyron, Florence Cestac, Margerin et Rochette. Ici, Jean-Claude Denis n’a plus besoin des copains pour sous-entendre ses mérites. Luc Leroi est donc un homme dans la force de l’âge, à l’affut de tous les bons plans, en particulier du côté des femmes. Il est confronté à de nombreux déboires, ce qui le met régulièrement dans une humeur massacrante… pour le plus grand plaisir du lecteur.
Dans cet album, Jean-Claude Denis a des critères bien précis : 4 planches pour chaque histoire, des planches comportant systématiquement 4 bandes, des rebondissements en chaîne et un ton personnel qui amuse beaucoup, insistant beaucoup sur les travers de ses contemporains, les parisiens sans complexes des années 80. Les intérieurs (les appartements type immobilier ancien) sont souvent beaucoup trop vastes pour ces personnages qui ne sont pas spécialement des bourgeois installés, surtout que la colocation n’est encore pas dans l’air du temps. Au contraire Luc Leroi préserve son espace vital si ce n’est son indépendance, acceptant au besoin quelques sacrifices (voir le lieu où il vient d’emménager dans la première histoire). On ne sait pas encore comment il gagne sa vie, puisqu’on ne le voit que dans ses moments de loisirs, que ce soit chez lui, chez les autres ou en extérieurs. Les récits qui composent l’album sont tous bien rythmés, dans des situations suffisamment variées pour donner une bonne idée des milieux dans lesquels Luc Leroi évolue. De plus, chaque histoire apporte son lot de surprises, en particulier avec les apparitions de Gilbert.
(7,5)