3, 2, 1… C’est l’amour.
Malgré tout est une étonnante et amusante comédie romantique qui use d’une structure bien singulière. L’album s’ouvre sur la fin d’une histoire d’amour et revient en arrière chapitres par chapitres.
Cette fin serait d’ailleurs plutôt le début d’une nouvelle page, dont la suite ne nous appartient pas, réservée à ce charmant duo. Ils vont pouvoir s’aimer. Quand nous faisons la rencontre d’Anita et de Zeno, ils ont déjà la soixantaine, mais possèdent une énergie et une flamme qui ne peut que brûler encore. Elle est l’ancienne maire de leur ville natale, lui est un libraire et chercheur qui a longtemps vagabondé. L’une est plus autoritaire, plus droite, l’autre est plus flottant et facétieux, mais tous deux ont malgré tout cette chaleureuse humanité qui les rend tout de suite attachants. Mais ce sont aussi leurs doutes, leurs fiertés, leurs erreurs et leurs réussites qui définissent ce qu’ils sont. Ce qui les ont forgés et que nous allons découvrir.
La lecture laisse deviner des pistes, des éléments qui se raccorderont en remontant le temps. Des allusions qui se dévoileront plus loin, d’autres qui ne resteront que des petits bouts de contexte qui viennent développer ces deux amants contrariés. Ce qui nous est offert est donc un malin jeu de reconstitution, qui va à l’envers des conventions habituelles. Il n’est plus question de s’attendre à la suite, il faut découvrir ce qui précède. Une carrière politique et une vie de famille, avec mari et enfants, pour Anita, une vie d’aventures scientifiques et maritimes pour Zeno ; les pièces du tableau s’assemblent ou se laissent supposer.
Et toujours cette relation entre eux deux, si différents, et c’est peut-être leurs singularités qui vont les rapprocher mais aussi les séparer, dans le jeu parfois cruel des espoirs déçus mais aussi des attentes mensongères. Mais « malgré tout » un amour plus fort qu’eux, même s’il leur faudra bien du temps et beaucoup de distances pour le comprendre. Mais le lecteur sait déjà la conclusion de cette relation entre guillemets, avec cette belle ouverture. Il est rassuré. Et pourtant, il lui reste à découvrir leurs vies et leur histoire.
Centré sur cette histoire, l’ouvrage de Jordi Lafebvre repousse certains personnages aux marges, quelques apparitions, quelques lignes de dialogues les feront exister. En 40 ans de vie sentimentale, il faut couper, faire des choix. Ces personnages apparaissent et disparaissent. Parfois de belle manière. Même si on aurait aimé en découvrir plus sur Guiseppe, le mari d’Anita, sa scène dans le troisième chapitre est d’une profonde humanité. L’entourage de Zeno est plus fluctuant, comme sa vie, avec des marins, des petites amies ou des compagnons. Il sera moins détaillé car chacun ne fera le plus souvent que passer, mais qui pourtant l’aideront à mieux se comprendre.
Cette comédie romantique est d’une belle tendresse, qui évite à merveille les écueils des niaiseries amoureuses trop appuyées sans tomber dans les écueils de l’histoire mélodramatique. C’est un romantisme simple et drôle, bien évidemment fictionnelle, avec ses exagérations appréciables et qui nous donne envie d’y croire. Jordi Lafebre qui s’était fait remarquer avec son collègue Zidrou sur Lydie, Les Beaux étés ou La Mondaine, dans des genres parfois différents, prend son indépendance de bien belle manière. Il offre une œuvre qui est une prouesse technique, une histoire à rebours mais dont le début est la conclusion, mais qui n’est pas qu’une expérience, mais bien une histoire belle et chaleureuse.
D’abord reconnu comme dessinateur, il signe un de ses meilleurs travaux avec l’illustration de celui-ci. Les cases virevoltent, la mise en page de chaque page capture l’attention. Son trait est légèrement anguleux, correspondant bien au ton parfois piquant des personnages, avec un savoir-faire certain pour poser un contexte, cette petite ville qui remonte dans le temps avec ses personnages. Mais aussi pour faire exister ceux-ci, d’une belle et grande richesse plastique, aux émotions toujours compréhensibles, exagérés sans caricature, parfois rêveurs, parfois vexés, et tant d’autres, mais aussi parfois, tout simplement, amoureux.
Si l’album se termine par leur première rencontre, elle est d’une simplicité désarmante, d’un seul regard et les deux seront liés pour toujours. Même s’ils ne le savent pas encore. Ce n’est donc pas la fin de la bande-dessinée qui importe, mais ce chemin, cette reconstruction à rebours pour mieux découvrir ce duo si humain.
Ce dernier chapitre pousse d’ailleurs l’histoire à rebours encore plus loin, en étant composé de cases muettes qui se lisent cette fois ci vraiment à reculons, jusqu’à la dernière case qui est donc le premier moment de leur rencontre. Une fois arrivé à ce moment, leur premier regard, le lecteur peut relire ces cases dans le bon ordre, puis les chapitres dans l’ordre chronologique. Pour rester un peu plus longtemps avec Anita et Zeno mais aussi redécouvrir leur histoire cette fois comme ils l’ont vécue.