Des auteurs éclectiques, après avoir tant et tant pratiqué le paysage manga comme je l'ai fait, j’en connais finalement bien peu. Même à auteur de deux œuvres différentes dans leur contenu, on retrouve toujours la présence d’un lourd registre qui transpire du crayon. Globalement, les mangakas sont les démiurges d’un seul monde ; il peut leur arriver d’en exploiter divers continents disparates, mais toujours tirés du même globe.


Aussi, lorsque je constatais le nom de l’auteur de Me and the Devil Blues, je crus en premier lieu à l’homonymie. Pas même que je lui aurais accordé le bénéfice du doute. Lui… auteur de ce conte aussi bellement narré et si bien cadré dans sa narration… serait aussi l’auteur de cette faute de goût présentée comme une œuvre qu’on appelle... Prison School ? Les bras m’en tombent ; le reste avec. Il aura sincèrement fallu que je vérifie sur plusieurs plateformes différentes pour m’assurer qu’effectivement, Akira Hiramoto avait été l’auteur de ces deux œuvres.


Les tons, le dessin ; rien, absolument rien ne permet d’établir une proximité entre les deux œuvres. Et pourtant, il en est bien l’auteur et écrivain dans les deux cas. J’entends bien que passer d’un Seinen noir – à plus d’un titre – pour basculer vers un Shônen suppose quelques remaniements… mais le cas qui nous concerne nous démontre qu’Akira Hiramoto, de Me and the Devil Blues à Prison School, se sera réinventé. Ou plutôt, qu’il se sera annihilé pour se réincarner au stade larvaire et s’y tenir. Boichi, de Sun Ken-Rock à Dr. Stone n’aura eu qu’à remanier son dessin, abandonnant le script à un autre ; Norihiro Yagi, de Angel Densetsu à Claymore, avait certes assombri le ton, tout en laissant traîner une empreinte graphique dont il était aisé d’établir la parenté… mais une transfiguration de style comme celle que j’aie pu observer ici, je ne l’avais jamais observée ailleurs.


C’est en tout cas grand dommage que l’auteur ait eu à avilir son style, jusqu’à son écriture, pour rencontrer un véritable succès populaire. L’art est ce qu’il est, mais le marché lui aussi… et Akira Hiramoto, je l’imagine, ne doit pas payer ses factures avec de bonnes critiques. Quand bien même les miennes valent de l’or une fois cotées au-delà du 7/10.

Si ce constat amer, celui de voir un homme chuter de Me and the Devil Blues pour se compromettre si salement avec Prison School par convenance éditoriale, n’ébranle pas votre foi dans le capitalisme de marché, rien ne d’autre ne le fera. La déchéance de l’auteur est alors encore plus pénible à relater qu’on la sait consentie et voulue par ses soins. Imaginez être capable de composer une symphonie pour finalement écrire des jingles de publicité pour les céréales ; on en est là.


Nous nous en tiendrons cependant à l’œuvre stricte qui nous concerne. Me and the Devil Blues est remarquablement dessiné, notamment pour ce qui est des planches chargées d’exhaler le diable ou encore ses halètement soufflés à travers guitares et chants. Car contrairement à Beck ou Blue Giant, l’intensité de ces notes qu’on nous joue, celles qui ne nous ravirontpour jamais les tympans, on les sent nous parvenir malgré tout. Le dessin a cette force-ci lorsque le crayon s’applique sur certaines cases somptueuses.


L’authenticité flagrante des personnages vous prend tout aussi vite au cœur que la musique. Ils ont l’air si vrais ces personnages, qu’on se pique très rapidement de sympathie pour eux, à constater leurs grandeurs et leurs bassesses, chacun venant donner le pendant de l’autre pour aboutir à des protagonistes dont il est plaisant de suivre les chroniques. Et cela vaut pour la distribution principale comme secondaire, aucune négligence n’est à relater de ce côté-là.


Me and the Devil Blues est la biographie romancée de Robert « R.J» Johnson, fameux bluesman dont la légende populaire américaine lui impute d’avoir vendu son âme au diable afin de gagner en talent musical.


Là où bon nombre d’ââââârtistes contemporains, ces eunuques patentés, auraient nécessairement présenté le protagoniste comme un personnage vierge de tout vice, au seul prétexte qu’il soit noir – suffit de voir la production culturelle de nos jours pour s’effarer des génuflexions d’usage dans ce registre – Akira Hiramoto ne s’abaisse quant à lui à aucune complaisance. Robert Johnson est présenté comme ce qu’il est, un garçon de ferme de son époque – 1929 – fainéant et irresponsable vis-à-vis de son travail et de sa famille, poussant le culot jusqu’à tromper sa femme enceinte en revenant d’un bar tard le soir. Il n’est alors pas non plus question de le présenter comme un salaud, mais un personnage complet, avec ses ambivalences et ses contradictions qui ne le rendent que plus vrai à nos yeux.


La rencontre du Diable, la nuit, au carrefour du Mississipi, est admirablement chroniquée. Par d’emphase ou de dramaturgie prévisible et convenue mais, à la place, une scénographie prudente, pernicieuse et intelligemment menée, où la peur et le réel s’entremêlent si bien qu’ils nous paraissent confondus. Si Robert Johnson a rencontré le Diable, alors je veux croire que cela s’est passé ainsi tant c’est si bien rapporté.


Sans jamais faillir, l’écriture passe là encore outre les truismes d’usage où il aurait été si facile de s’y vautrer. Les discussions sur l’origine du Blues, sur ce qu’est fondamentalement cette discipline qui va au-delà de la technique et du talent sont particulièrement enrichissantes. R.J se défie par avance de ces discours creux et romancés d’un Blues qui viendrait des tripes ou du cœur. Ça ne vient pas de là, le Blues, mais la magie ne lui sort par des doigts non plus. D’où ça vient donc, cette diablerie ? C’est ce que l’histoire s’emploiera à nous rapporter.


Puis l’orchestration de la mise en scène n’en finit pas de nous surprendre. Tout a été pensé et prévu pour nous prendre de revers. Le charisme de Granville, présenté comme un homme soumis pour se révéler patriarche incontestable lors de son épisode de remontrance, pave la voie à la révélation. Là où R.J et le lecteur pensaient qu’il n’avait joué au bar que quelques jours ; il y avait abandonné six mois de sa vie sans la voir passer à jouer le Blues. Avec, en supplément, la disparition infortunée de sa femme, morte en couche.

L’emprise du malin se manifeste alors déjà insidieusement, par des moyens détournés et diablement bien pensés pour laisser croître prudemment son influence sur R.J et le récit. Le Diable est invisible et pourtant présent jusque dans la moindre case à notre portée.



Je suis allé vérifier une nouvelle fois… c’est bien du même auteur que Prison School… je… bref.


Ces épisodes sont librement inspirés, la biographie officielle de Robert Johnson ne faisant alors état d’aucune Virginia ou de cette phase fermier. Cette période initiatique n’en reste pas moins excellente, la fiction étant alors employée à juste escient pour sublimer comme il se doit une réalité dont cette période nous était alors inconnue.


Sachant ingénieusement mêler toutes les figures mythiques de l’époque, R.J, dans ce manga quittant de beaucoup les sentiers d’une simple et terne biographie, rencontrera Clyde Barrow. On lit Robert Johnson par Akira Hiramoto, l’œuvre n’en est alors que plus unique et savoureuse. Surtout avec une mise en scène aussi bien travaillée.


Même les dessins paraissent devenir plus diaboliques à mesure que les chapitres se poursuivent. L’ombre est permanente, la folie planante, notamment la scène du fou rire à la plantation après le cambriolage de Clyde. Partout où passera Robert, l’herbe fanera pour y laisser, à la place, fleurir un malheur terrible.


L’auteur persiste à jouer avec notre perception, celle-ci altérée par les ruses du Diable, pour nous surprendre au moment idoine. On oublie parfois qu’il est là, tapis non loin, mais il aime à rappeler qu’il est bien présent, et qu’une âme lui est due.


Le contexte de l’époque n’est pas là qu’en tapisserie. La prohibition trouve sa place dans un récit qui, s’il n’est historique que dans ses contours, s’efforce toutefois d’arrondir ces derniers afin qu’ils soient joliment travaillés. Rien n’est laissé au hasard. Une prohibition qui n’est pas mentionnée à tout hasard, car il y est question, après tout, de l’eau du Diable.


Tandis que, présenté à cinq tomes, je craignais qu’il n’y ait de la matière en trop à exploiter, le récit nous élabore une nouvelle piste annexe avec les pérégrinations de Clyde et l’intervention de McDonald dans la trame. Me and the Devil Blues n’a finalement aucune prétention biographique ; elle plonge dans le folklore américain pour y puiser une histoire horrifique et prenante qui jamais n’exagère sa pertinence.


L’ambiance de la ville de monsieur McDonald, et cette longue scène au bar est un monument de scénographie dont même les plus grands cinéastes gagneraient à s’inspirer. L’air nous paraît lourd, les personnages encore une fois, cruellement réels bien qu’ils soient travaillés par quelques rares artifices graphiques pour nous les faire apparaître plus anxiogène tout en s’efforçant de ne jamais trop grossir le trait.

Les manifestations du Diable ne s’accomplissent pas par les flammes ou quelques effets de manche tapageur, mais par la seule tromperie. Celle-ci donnera lieu à des situation savoureuses où, là encore, aucun élément d’intrigue n’aura été laissé au hasard, chacun servant d’amorce à une détonation qui ne saurait tarder en bout de parcours.


Toutefois, à trop cotoyer la limite séparant la mesure de l’exagération, l’œuvre se risque à mettre un pied là où il ne faut pas. McDonald, qui était un antagonistes franchement savoureux, manquera de nuances et portera sur lui tous les vices possibles. Tyrannique, prompt au lynchage d’un noir au seul prétexte qu’il en soit un, pédomane… il ne lui manque plus qu’un bulletin de vote Macron dans la poche de son veston pour concurrencer le Diable lui-même.


Par ailleurs, on trouvera que l’œuvre est un peu étirée par moments. La litanie de « Ike » sur le racisme, outre les lieux-communs ressassés jusqu’à la déraison, dure trop longtemps pour ne pas aboutir à grand-chose. Le Diable n’a que sa sa langue pour perdre le commun des mortels, mais elle est ici parfois trop pendue.


Tout ce qui a trait à l’action, à la brutalité et la chorégraphie des altercations houleuses, notamment du bureau du shérif à la fin de la traque, y est divinement orchestré sur les planches présentes. Même des auteurs de nekketsu auraient énormément à apprendre de Me and the Devil Blues, rien que pour ce qui concerne ces dessins en particulier ; il s’en dégage tant de peur et d’intensité qu’on vit à travers eux.


L’histoire, sur sa deuxième moitié de son parcours, est finalement banale dans ce qu’elle suppose. Il s’agit basiquement d’un sauvetage de damoiselle en détresse et d’une fuite en étant traqués. Mais encore une fois, la scénographie est si rondement menée qu’elle irradie tout un paysage plat pour lui faire gagner l’éclat infernal qui nous ravira si bien nos cœurs. Rien que le préambule à l’arrivée de « Mr. Golem » est un cas pratique tout trouvé dans le manuel de « Savoir présenter ses personnages en faisant montrer la tension ». Le vraisemblable, avec ce qu’il fallait de talent dans le crayonné et le paneling, prenait alors des allures surréelles et horrifiques. Je ne crois pas, dans ce registre narratif, avoir esquissé de saveurs analogues depuis ma lecture de Shamo et l’entrée en scène des Dogis noirs. Même les ours de Golden Kamuy apparaissent moins terrifiants en comparaison, car eux n’avaient que la nature pour eux, sans que le Diable ne se mêle à l’encre.


Qui s’attendrait à une biographie bon train de Robert Johnson devra réviser son jugement ; car nous n’y sommes pas. L’œuvre, que je croyais alors librement inspirée de son histoire, n’a finalement plus rien à voir avec ce qu’a été sa vie. En un sens, Me and the Devil Blues est un équivalent de Abraham Lincoln, Chasseur de Vampires, dont on aurait su cependant magnifier comme il se devait ce qui y fut présenté. Je partais avec des a priori, espérant trouver là une composition qui reposerait sur ses partitions musicales, et voilà que je me surprends au milieu d’une somptueuse violence horrifique dont je n’aurais espéré tant, ici ou ailleurs.


L’arc du rade aura vraiment su illustrer la musique qu’une note nous parvienne. La sérénade du Diable, la frénésie qui ensorcelle, et le drame qui advient, inéluctable ; le Blues s’exhibe à nu. C’est une musique qui vient des tripes dit-on, quoi de moins étonnant que de voir ces dernières versées sur le sol, appelées par la mélodie diabolique qui les avait tant fait remuer.

Les dessins chargés de représenter la perdition de RJ à travers la musique sont en tout cas d’excellente facture, exposant la monstruosité d’un instant de joie macabre. Le psychédélique et l’horreur graphique sont ici en employés à juste escient. À croire que le Blues se soit transposé en dessin.


La tension monte ; la voilà qui culmine, l’horreur pave sa route, doucereuse, terrible, plus explosive et… et…. Et comment ça le manga est encore en cours ?! Comment ? Dernier tome paru en 2015 ? IL A ARRÊTÉ DE NOUS VERSER L’AMBROISIE DES DIEUX POUR NOUS SERVIR À LA PLACE LE FOND DE SA CUVETTE DE CHIOTTE ?!

C’est impardonnable. Le dernier volume paru au Japon date d’il y a plus de dix ans et ça, pour se consacrer plus volontiers à des projets annexes de qualité médiocre. Que c’est frustrant, de s’engager dans une pareille lecture, pour se faire finalement faucher les pattes en pleine course folle vers la félicitée.

J’ignore s’il y aura un terme à Me and the Devil Blues, mais Akira Hiramoto me semble pareil à R.J ; touché par la disgrâce du Diable afin de faire naître en lui un talent fou dans le crayon… pour finalement compromettre ce don dans de biens basses œuvres. Le revers de la malédiction diabolique, sans doute. Une dont nous ferons les frais nous aussi, engagés dans une danse endiablés au rythme du Blues, pour que la sonate s’arrête brutalement, nous abandonnant dans une frénésie sans exutoire.

Josselin-B
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le 25 déc. 2024

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Josselin Bigaut

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