Chicago, 1968. La jeune Karen Reyes, 10 ans, s’imagine en loup-garou. D’ailleurs, autour d’elle, elle ne voit quasiment que des monstres. Sa meilleure amie est un vampire, et son frère bien-aimé est un dragon.
« Sans les monstres, la vie serait bien fadasse »
Que l’on ne s’y trompe pas, il y a deux sortes de monstres dans ce livre.
D’un côté, il y a les personnages qui sont représentés avec une apparence monstrueuse, mais qui n’en sont pas moins d’une grande humanité. Les monstres ici font alors penser à ceux de Tim Burton ou Guillermo Del Toro. La monstruosité est l’extériorisation des fêlures humaines, des failles et des faiblesses de chacun. A travers cette monstruosité apparente, il est facile de voir l’humanité des personnages et la tendresse du regard jeté sur eux. L’exemple est frappant avec le personnage pourtant secondaire mais marquant de Franklin, jeune Noir au visage couturé de cicatrices et représenté comme une sorte de créature de Frankenstein, mais à travers lequel Karen voit « une belle, une éclatante sphère de lumière ».
Ces monstres n’existent, bien entendu, que dans le regard de Karen. Mais tout cet album magnifique et émouvant n’est basé que sur l’imaginaire d’une petite fille de dix ans, amatrice de films et de magazines d’horreur. Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une plongée dans l’imaginaire de la demoiselle. Le livre se présente comme une sorte de carnet de croquis formant un journal intime dessiné dans lequel Karen expose sa vision du monde et des humains autour d’elle. Cette subjectivité, qui constitue le seul point de vue sur le monde, peut dérouter. Elle se présente dans les dessins, mais aussi dans la narration, qui a l’air de ne pas être organisée. Cette apparence est trompeuse : le récit de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est parfaitement structuré. Il reproduit avec talent le cheminement des pensées, des peurs, des émotions et des obsessions de la fillette.
Et, du coup, le livre embrasse toutes les préoccupations d’une gamine de 10 ans vivant dans un quartier populaire d’un Chicago de 1968. Elle parle, en priorité, de sa famille bien entendu. De sa maman malade, de son père disparu, et surtout de son frère Deeze (D.Z., diminutif de Diego Zapata, en hommage d’un côté au peintre Diego Rivera, d’un autre au révolutionnaire Emiliano Zapata). Un grand frère protecteur mais parfois violent, tendre et séducteur, et constamment sous la menace d’un départ prochain au Vietnam. Un personnage complexe et attachant, comme beaucoup de ceux que côtoie Karen.
Car c’est toute une humanité qui est présentée ici. Il y a les habitants de l’immeuble, comme le marionnettiste ayant un œil de verre, ou la voisine du dessus, dont le mari est en prison et qui fait du chantage à Deeze pour obtenir des faveurs sexuelles. Et surtout il a Anka.
Anka, c’est la seule voisine à se soucier de Karen. Tous les matins elle lui donne un goûter au moment où la jeune fille part à l’école. Oui mais voilà : Anka est retrouvée morte, et la thèse du suicide est évoquée. Karen, qui y croit peu, va revêtir l’équipement du détective privé et mener une enquête avec le veuf d’Anka. C’est à qu’en écoutant des enregistrements, elle va découvrir la vie de sa voisine, et connaître l’existence d’autres monstres.


Il y a donc deux catégories de « monstres » dans ce livre. Il y a ceux qui sont physiquement « particuliers », uniques, mais dont Karen se sent proche (c’est une autre famille). Et il y a ceux qui ont l’air d’être des humains normaux, mais qui sont monstrueux par leur comportement. Et plus nous allons avancer dans la lecture du livre, plus nous serons confrontés à cette seconde catégorie, dans laquelle se placent les camarades qui humilient Karen (et l’agressent même), les auteurs de l’assassinat de Martin Luther King ou encore les nazis. Car même si l’histoire est passée à travers le filtre de l’imaginaire de la jeune Karen, nous nous retrouvons plus d’une fois face au Mal, celui qui détruit des individus, qui sépare des familles, qui tue des personnes, qui fait du mal aux enfants ou qui s’attaque à des communautés. De fait, bien des scènes du livre seraient insupportables si la narratrice ne se transcrivait pas à travers le biais de son imagination fertile.
Et c’est bien là une des plus grandes réussites de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres : Emil Ferris parvient à créer un monde à la fois réaliste et transcendé par l’art. Pour cela, l’auteur convoque aussi bien l’esthétique des films fantastiques américains des années 50 (ceux de Jack Arnold par exemple) que celle des tableaux que Karen va voir dans les musées et dans lesquels elle se plonge littéralement, faisant vivre les personnages. Ces esthétiques se combinent sans jamais faire perdre l’unité du livre, mais en lui donnant une teinte particulière, une impression visuelle unique. Comme dans tous les grands livres, ouvrir Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, c’est plonger dans un monde unique, tenu par la vision d’une grande artiste. Le résultat est à la fois beau, passionnant et émouvant.
Mais si l’histoire s’intéresse en grande partie au cercle proche de Karen, le livre dresse aussi un portrait sensible de l’Amérique de son temps. Une Amérique de la fin des années 60, avec ses hippies, les quartiers populaires des grandes villes qui s’enflamment rapidement, etc. Elle décrit magnifiquement bien l’ambiance qui régnait alors, la grande tristesse puis la révolte qui se sont abattues sur la communauté noire après l’assassinat de Martin Luther King, le brassage de population, etc.
Primé à Angoulême en 2019, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est un livre remarquable, un roman graphique qui prend la forme d’un carnet de croquis ou d’un journal intime dessiné au stylo et qui nous permet de plonger dans l’imaginaire foisonnant d’une petite fille fan de monstres et découvrant que ceux-ci existent réellement. C’est tout simplement beau.


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le 9 sept. 2019

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