Je ne sais pas si, comme moi, vous éprouvez les plus grandes difficultés à vous faire une idée de l'atmosphère d'une BD en la feuilletant. Le graphisme propre à chacune d'entre elles est si lié à son scénario qu'on est souvent égaré par la surface des pages: trop classique et on imagine l'ennui, trop particulier et on anticipe l'artifice incongru.
Mon attention une première fois attirée sur ce pavé monstre, l'impression était restée circonspecte en examinant quelques planches. Et puis le très enthousiaste et admirable avis de l'ami Eric ont emporté le morceau et balayé les derniers doutes. Il fallait se plonger dans cette œuvre ne ressemblant à nulle autre.
(Si j'ai souvent répugné à acquérir une BD pour la rapidité avec laquelle on pouvait la consommer, Moi ce que j'aime, c'est les monstres peut être achetée les yeux grands ouverts: elle nécessite plusieurs heures de lecture).


Une BD comme aucune autre, mais forcément une BD


On a pris l'habitude de parler d’œuvres inadaptables lorsqu'elles semblent exploiter intégralement le médium qu'elles investissent. Lorsque le langage propre à chaque art prend une place essentielle dans le récit, la transposer semble au mieux incongru, au pire complètement casse-gueule, puisqu'on prend le risque de se retrouver confronté à la nudité du propos. L'histoire, débarrassée de son style. Un film sans la qualité de sa photo, la précision de ses cadrages ou la justesse de son interprétation. Le sentiment d'une chanson sans sa musicalité ou son rythme. Une BD dépouillé son graphisme, de son encrage ou débarrassé de la composition de ses planches. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que la littérature est l'art le plus pillé puisque (et c'est sa malédiction) le style y prend une telle place qu'il permet la plus grande liberté des récits.


C'est un écueil auquel n'échappera pas complètement le roman visuel d'Emil Ferris, tant l'émerveillement que provoque sa lecture repose sur le développement d'un univers graphique stupéfiant. Les mille-et-unes digressions que nous impose (à notre plus grand plaisir) l'auteure semblent parfois avant tout justifiées par le plaisir de l'escapade de la courbe, l'ivresse du tracé. Ce qui ressemble d'abord à une facilité de mise en page (les traces de spirales, les trous de classeur des feuilles, leurs lignes apparentes, l'intégralité du volume réalisé au stylo-bille !!) devient rapidement un élément prépondérant du vertige: nous sommes plongés dans le carnet de Karen dont la vie de papier prend une épaisseur totalement troublante.
De véritables carnets du sous-sol.


Mais pour avoir voulu tout donner après être restée un instant au dessus du gouffre (la paralysie, la rééducation, l'idée désormais classique de la deuxième vie), Emil Ferris a quand même sans doute eu toutes les peines à canaliser l'énergie folle de ce qu'elle estimait à juste titre être celle de la dernière chance.
La noirceur omniprésente des différentes couches du récit gigogne manque parfois d'éclaircies.
De nombreux thèmes sont sublimement exploités, comme les visites du musée, les relations de l'héroïne avec son frère, mais surtout, bien entendu, celui central de la place des monstres banals de la vie quotidienne (comme celui qui ronge toutes les vies de couple), d'autres auraient peut-être pu être sacrifiés pour donner au coeur du récit la consistance dont il manque un peu au bout du compte, pour accéder sans réserve au rang de chef-d'oeuvre accompli que j'aurais tant voulu lui accorder.


Mais le bémol est aussi mince que le pavé est épais, et il serait coupable sinon criminel de ne pas vouloir le jeter au fond de la marre de notre existence de lecteur avide de sensations nouvelles.
Nouvelles parfaitement graphique.
Moi, ce que j'aime c'est les monstres nous prouve que s'il devient immédiatement un représentant important du neuvième art, c'est qu'il s'agit encore d'un art neuf.

guyness
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le 6 janv. 2019

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guyness

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