Derf Backderf, journaliste de formation, auteur et dessinateur, était au lycée à la fin des années 70 dans un coin tranquille d’Ohio. Parmi ses nombreux camarades de classe, l’un d’eux est devenu célèbre en 1991. Connu comme le Cannibale de Milwaukee, Jeffrey Dahmer n’était pas son meilleur ami, mais un copain tout de même, pas proche au point de passer tout son temps avec lui, mais suffisamment pour créer des liens. Quand l’homme est arrêté, quand Derf Backderf, journaliste, apprend la nouvelle, quelque chose chez lui accepte rapidement l’évidence.
Quelque chose d’autre le pousse à raconter.
Une urgence d’extérioriser. De partager.
J’avais déjà le sentiment qu’il y avait quelque chose de louche chez
Dahmer… Quelque chose de flippant.
Jeffrey Dahmer aime les animaux morts.
Jeffrey Dahmer, c’est d’abord un collégien solitaire un peu bizarre avant de devenir le lycéen au comportement étrange qui séduit Derf Backderf et ses potes. Entre sarcasme et absence, le jeune garçon commence de dépasser sa timidité maladive pour rompre l’isolement et tenter de se socialiser, un minimum. Masque en mouvement, le jeune adolescent se cherche.
Mais le gamin, totalement dénué d’empathie, traîne ses secrets. Sans savoir qu’en faire, il croule silencieusement sous leur poids. Une mère dépressive, un père absent, une homosexualité inavouée, et des fantasmes inavouables. Depuis gosse, Jeffrey manipule les cadavres d’animaux dans la forêt derrière chez lui, et l’adolescence perturbe ses rituels, introduit de nouvelles envies autour de cette morbide passion au plus profond de ses rêves. Si ce sont les hommes plutôt que les femmes qui l’excitent, il se rend bien compte que son désir de les posséder morts n’est pas normal. Perdu sous les pulsions nécrophiles qu’il noie dans l’alcool, le jeune Jeffrey maintient la socialisation minimale à ne pas attirer l’attention. L’auteur pointe alors
les défaillances collectives à stigmatiser le mal :
l’aveuglement de parents trop occupés à divorcer pour tenter d’entrapercevoir la détresse, écouter leur fils, le laxisme de l’encadrement scolaire, son ignorance ou son indifférence. L’abandon, le père d’abord, qui quitte le foyer conjugal, la mère ensuite qui laisse un jeune homme seul quand elle déménage près de chez ses parents avec le petit frère en lui demandant de garder le secret.
Derf Backderf a le dessin précis. Un noir et blanc agréable aux formes courbes mais sèches. Le réalisme à l’américaine, une innocence faussement naïve qui colle au sujet, et le montage, chronologique, savent distiller l’angoisse autant qu’inspirer interrogations et réflexions.
Sans jamais chercher à absoudre
l’auteur de dix-sept assassinats, Derf Backderf cherche à mettre en lumière certains aspects, qui assurément hantent une partie de ses nuits, et explique vouloir revenir sur les défaillances qui ont jalonné en partie le cheminement du cannibale. Mais dans un livre dense, notes complètes et passionnantes, on comprend sur les deux dernières pages que l’auteur cherche aussi (surtout ?) à s’absoudre de n’avoir su s’alarmer plus tôt de ce qu’inconsciemment il savait depuis longtemps.
Glaçant.