Quand je serai grand je piloterai une Eva ! [spoil limité]

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez Shinji Ikari ? Imaginez-vous à sa place : alors que, pour leurs retrouvailles, son père lui propose de monter dans une Eva’ – une Eva’ quoi ! c’est mieux qu’une bagnole pour fêter le permis – pour éliminer le vilain ange qui fait des dégâts, le jeune homme refuse, dit qu’il ne comprend rien. Quel être difficile ! Dans la vie il y a certaines choses qu’on ne refuse pas : piloter une Eva en fait partie ! Surtout que Shinji va, par la suite, manifester à plusieurs reprises son souhait de ne plus monter dans l’Eva, de laisser tomber son métier de pilote. Et après on s’étonne que les jeunes actifs aient du mal à trouver du boulot… Surtout qu’en plus Shinji habite avec Misato ! (désolé, ce sont Kensuke et Toji qui ont parlé…)


Sauf que… sauf que Shinji n’est pas un sale gosse et que le métier de pilote n’est pas bien envoûtant. L’épanouissement des pilotes d’Eva’, l’éclate, ce n’est pas pour eux : les pilotes ont une enfance sacrifiée (à cet égard on ne peut que souligner le côté « mère porteuse » des Eva…). Ils doivent piloter pour sauver l’humanité mais prennent-ils plaisir à faire ce qu’ils font ? Rien n’est moins sûr. Comme dans pas mal de séries, derrière un thème général (science-fiction) se trouve de multiples directions, un grand nombre de pistes à explorer. Avant d’être une histoire de robots, Evangelion est une histoire de femmes et d’hommes qui sont malheureux : c’est une tragédie qui se joue. Au-delà de savoir ce que sont les Anges, les Eva’, les Impacts, la Nerv, l’institut Marduk, le plan de complémentarité et combien de fois Gendô Ikari prend sa pose, le manga est parcouru par une tristesse infinie. A tel point que l’on finit par se demander s’il vaut bien la peine que l’humanité continue à exister, résister aux Anges. A quoi bon étant donné la vie qu’ils mènent ?


Le début du manga ne laisse pourtant pas présager cela. Il me plaît bien d’ailleurs : la menace représentée par les Anges se matérialise dès les premières pages (l’Ange sous l’eau, j’adore cette double-page !), Shinji va devoir combattre… une fois la bataille passée, on peut voir la ville de Tokyo-3 sortir de terre. Le déroulement est carré, efficace, et déjà on se dit que Shinji et son père ne partiront pas en vacances ensemble. Les graines sont plantées, dès le départ, pour nous embarquer dans plusieurs directions.


Celle sur laquelle je vais particulièrement insister s’incarne dans Shinji : le mal-être. Shinji est seul, a vécu une vie sans amour depuis qu’il a perdu sa mère et que son paternel l’a laissé chez de la famille. Pourtant, s’il est assez solitaire, Shinji tente de s’ouvrir, de communiquer avec les autres, parfois de tisser des lien. Est-ce efficace ? Pas vraiment, on semble toujours revenir au point de départ et à un retour sur soi. Mais Shinji n’a pas le monopole d’une telle condition : tous les personnages du manga semblent logés à la même enseigne. Misato, Reï, Asuka, Gendô… tous partagent ce mal-être, cette envie de retrouver ce qu’ils ont perdu, de combler les manques. Si certains moments de convivialité, des sourires et des rires apparaissent (les soirées chez Misato !) tout cela semble bien éphémère : les personnages obtiennent des plaisirs minuscules ; pourtant, ils aspirent à bien davantage.


Yoshiyuki Sadamoto nous propose donc une histoire où la gaieté, la joie de vivre n’occupent pas le haut du pavé. On n’est pas à Dallas mais on a pourtant affaire à un univers impitoyable. Rien de surprenant, alors, à ce que, dans un tel environnement, la vérité soit difficile à trouver. Qui croire ? Qui dit vrai ? Peut-on faire confiance à la version officielle de l’histoire ? Que cherche Gendô Ikari ? La Seele ? Pourquoi les Anges apparaissent-ils ? Plus on avance plus les questions se posent. On suit Shinji mais aussi Misato, Ryōji et d’autres, chacun embarqué dans sa quête, pour trouver des réponses, peu importe le prix à payer. Qui accroît sa science accroît sa douleur…


Avec ses références à d’autres séries et domaines comme la psychologie, la religion (le titre du manga, les Anges, Adam, Lilith, la Sainte Lance, les Manuscrits de la mer Morte…) ainsi que sa fin soigneusement mise en scène pour nous plonger i) d’abord dans le sang et la mort ; ii) puis dans une contemplation imprégnée de nombreux symboles la série nous emmène dans un ailleurs. Evangelion est une grande fresque qui nous offre une vision de l’histoire de l’Homme. On peut aimer ou non ce qui nous est raconté mais force est de reconnaître que cette série a un souffle bien à elle, qui la porte du début à la fin. Le tempo est réglé, les moments de calme, d’interrogation – la lenteur – alternant avec des accélérations assez brutales dès qu’un danger menace.


Ce rythme est parfaitement servi par le dessin de Yoshiyuki Sadamoto : le monsieur maîtrise son sujet. Les proportions, les expressions corporelles, les positions : visuellement c’est du grand art, qui s’affine, en plus, au fil des tomes. Pas de fan service détecté mais la volonté de proposer un dessin complet, qui serve utilement de support aux scènes et interactions entre les personnages. Les pages couleurs de début de tome font plaisir à chaque fois. Et que dire de toutes les planches magiques en fin de série : on ne peut qu’admirer la beauté de ce qui se donne à voir (en plus il y a de la neige !). Seul petit regret : les scènes de combats m’ont moins soulevé que ce que j’espérais. Cela manque de dynamisme et on sent parfois que les Eva’ n’ont pas une réelle fluidité de mouvements.


Autre apport notable du côté de la narration. L’accent est résolument placé sur les interactions entre personnages, avec un éclairage particulier sur leur psychologie. Les phases d’introspection ne sont pas rares. La série prend ainsi le soin d’approfondir les relations qui existent entre les différents protagonistes, notamment entre Shinji et Rei. Mais pas seulement : au fil des pages c’est un peu l’histoire de tous les personnages qui se dévoilent sous nos yeux. Ici pas de dialogues grandiloquents, pas de grande thèse à défendre mais des propos durs, doux, qui parlent du passé, du présent, de l’avenir, qui font rire ou pleurer. A l’instar des personnages qui les prononcent. Le manga peut alors approfondir des éléments qui n’avaient pas été développés dans l’animé, compléter, réinventer, en somme nous permettre de mieux faire le tour de cette galerie de personnages (et on n’oublie pas Pen Pen). Asuka m’est, par exemple, apparu moins agaçante que dans l’animé (cf. notamment son « réveil ») et on notera que le Fifth Children, Kaworu est plus développé ce qui est une bonne chose étant donné la place qu’il occupe et les échanges qu’il peut avoir avec Shinji.


Je me suis intéressé à Evangelion il y a un bon moment, alors que les quatre premiers tomes étaient sortis en France. Je les avais emprunté à un ami pour les lire et, surtout, pour avoir des bases afin de reproduire les Eva’ en Lego ! Ce ne fut pas une franche réussite à l’époque et je ne repris contact avec la série que pour voir l’animé (ah cet opening…) dont la fin me perdit. La lecture des 14 volumes il y a quelques mois m’a reconnecté pour de bon avec cet univers et m’a fait découvrir tout un pan que je n’avais pas vraiment perçu auparavant. En somme, Evangelion est une série quelque peu à part dans ma petite expérience du manga : il se passe dans une période de temps qui est la nôtre, avec des personnages définitivement humains, tiraillés par des doutes, blessures et autres sentiments contradictoires. Ce qui colle plutôt bien avec ce que l’on ressent en lisant cette série. De cet embrouillamini est née cette critique pour un manga qui constitue une de mes meilleures expériences de lecture.

Anvil
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Créée

le 13 déc. 2015

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Anvil

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