J’ose l’affirmer haut et fort : Nez Cassé est un monument de la bande dessinée. Et je le prouve en vous expliquant pourquoi vous devez absolument lire ce monument de la littérature.
La série Blueberry est incontournable dès lors qu’on aborde les grands classiques de la BD. Jean-Michel Charlier et Jean Giraud (alias Gir) sont des maîtres reconnus dans leurs domaines respectifs (scénario et dessin). Ce tome est généralement considéré par d’éminents historiens du neuvième art comme le point culminant de la plus célèbre des séries du genre Western. Cet album est sorti en 1980 soit plus de quatre ans après l’opus précédent et après bien des vicissitudes d’édition.
L’histoire écrite par Charlier est à la fois dense et complexe mais reste parfaitement lisible. On retrouve le Lieutenant Blueberry deux ans après l’avoir laissé en pleine débandade. Il était en fuite après l’attentat manqué contre le président Grant. C’était à la fin de l’épisode intitulé Angel Face. Une astucieuse ellipse temporelle pour expliquer l’attente entre les deux opus.
Il a délaissé l’uniforme Yankee pour rejoindre un groupe d’Apaches dont le chef est Cochise. Il est encore plus hirsute et mal rasé qu’à l’accoutumé. Une fois encore, les blancs souhaitent pour des raisons mercantiles raviver la guerre contre les Indiens et les parquer dans des réserves bien loin de leurs terres ancestrales. L’ex-lieutenant se fait dorénavant appeler Tsi-Na-Pah (traduction de Nez Cassé en Apache pour ceux d’entre vous qui ne pratiquent pas couramment la langue). Il reste un pacifiste convaincu et essaye d’éviter une guerre qui conduirait inexorablement au massacre de ses frères. Blancs ou rouges, là est toute l’ambiguïté du scénario. Blueberry est tiraillé entre les deux camps. Le lecteur peut d’ailleurs parfois se sentir surpris ou choqué par les choix moraux du héros. Pour pimenter l’intrigue, Nez Cassé tombe amoureux de Chini, la jeune et charmante fille de Cochise. Malheureusement il n’est pas seul sur le coup et il devra faire ses preuves contre un bouillant rival (le jeune Vittorio, inspiré d’un chef Apache ayant réellement existé).
Bien sûr, les amateurs de la série peuvent être rassurés ! ils retrouveront de nombreuses poursuites endiablées à dos de cheval, des rebondissements à répétition sur fond de mésas ou bien encore des blancs stupides et méchants, des militaires cupides et racistes. Mais le dosage est bon et sait retenir le lecteur tout au long des quarante-sept planches.
Nez Cassé est une bande dessinée particulièrement dense. Elle demande au lecteur une attention soutenue. Chaque planche contient une foule d’informations véhiculées soit par les détails du dessin soit par les textes. Ces derniers sont souvent longs, et comme on le faisait à cette époque, écrits dans une langue châtiée (on y trouve par exemple le terme inexpugnable qui se fait plutôt rare dans la bande dessinée actuelle).
On note avec plaisir un emploi moins répétitif de certaines expressions un peu trop datées (Blood and Guts par exemple. Mais peut-être est-ce dû à l’absence du cocasse et envahissant Mc Clure).
J’en viens à présent au cœur même de cette œuvre : le dessin de Giraud. C’est un infatigable travailleur qui ne cède jamais à la facilité. Tout au long de la série son style a largement évolué. Il atteint son apex dans ce tome. Il a cherché au cours de sa carrière à expérimenter de nouvelles techniques. Il a mis en œuvre ses idées novatrices à travers une mise en page au début classique mais qui a évoluée d’album en album. Il trouve dans Nez Cassé un juste équilibre entre l’audace et le classicisme. La mise en scène est, comme on le dit souvent au sujet du Tandem Chalier/Giraud, très cinématographique. On suit en parallèle plusieurs intrigues. Les auteurs n’hésitent pas à les imbriquer avec maestria sans sacrifier la lisibilité de l’ensemble.
Concernant le style et la technique utilisés par Giraud, on est beaucoup plus proche de la gravure de Dürer que de la ligne claire. Les encrages sont d’une densité profonde presque oppressante. Les volumes sont rendus avec conviction et maîtrise. Seule une mise en couleur un peu désuète peut appeler un léger bémol au travail de Giraud. Apprécier son dessin demande de bonnes conditions de lecture : une lumière généreuse et une bonne paire de lunettes pour les moins jeunes. Mais la récompense est là pour qui s’en donne la peine. Le plaisir de lecture est grand et sans s’en apercevoir on se retrouve plongé dans les paysages du grand Ouest américain. Souvent, on s’attarde sur une case pour en savourer les détails cherchant à comprendre pourquoi elle provoque tant d’émotions. Merci aux auteurs pour leur quête obstinée de l’excellence et de nous offrir ainsi un grand moment de lecture.
La fin de l’histoire est ouverte et permettra à la série de se poursuivre dans La Longue Marche qui sortira dans la foulée en 1981. Mais ceci est une autre histoire.