Soyons sérieux, parlons d’humour. L’expert s’installe alors sur le Chesterfield, il porte une veste en tweed, tient un verre de whisky dans une main et fume la pipe. Son pantalon ? Pas de pantalon. Les gonades seront étalées, suintantes, à même le cuir du fauteuil. C’est d’humour dont on va parler ; la mise en scène est primordiale.


D’humour, il n’en sera finalement pas tant question ici que de son absence flagrante. Les épaules se haussent. « Quelle importance ? Tout manga n’est pas tenu d’instiller une partition humoristique. ». Cela va de soi. Ce qui va moins, c’est qu’un manga présenté comme une comédie soit justement incapable de faire rire son lecteur. Ce n’est pas tant qu’il y ait tromperie sur la marchandise, mais que celle-ci est foutrement défectueuse. Défectueuse, elle ne l’est pas par maladresse, mais parce que le moule a été délibérément fondé pour ouvrager de la malfaçon en série. C’est ça qu’il réclame aujourd’hui, le lectorat, un rendu torché et torchonné qui, en étant élaboré de base comme une insulte au bon goût, convient ainsi divinement à la pensée critique dont il est à même de faire preuve.


Je n’écrirai jamais assez que la mollesse, l’apathie et l’absolu manque d’imagination de mes contemporains tire tout élan créatif vers le bas. Je l’ai écrit avant et maintes fois encore depuis mais ça ne m’empêchera pas de l’écrire encore. Je l’écrirai d’un trait de plume plus acéré cette fois lorsque l’on sait que Nisekoi, pour infâme qu’il fut, se sera vendu à hauteur de douze millions d’exemplaires. De toutes les œuvres illustres et qualitatives qui figurent dans la liste de mes mangas favoris, la très vaste majorité d’entre elles n’atteignait pas la barre des cinq millions de ventes. Ni même du million sans doute. Qu’on se le dise pour mieux aviver la plaie d’une rancœur légitime : L’immense Bonne Nuit Punpun, en comparaison, n’a quant à lui vendu que trois millions d’exemplaires dans le monde à l'heure où j'écris cette critique. Au regard du plébiscite, et à supposer que la voix de la majorité soit celle de la pertinence et du jugement éclairé (HAHAHAHA), il faudrait donc en déduire que ce manga ne vaut que le tiers de Nisekoi.


Et je ne vous parle que de Bonne Nuit Punpun car je n’ai pas pu accéder au nombre de ventes de la plupart des autres œuvres de ma liste. L’idée – fort vraisemblable – que toutes leurs ventes agglomérées les unes aux autres, n’égalent pas même celles de Nisekoi, me remplit la gorge d’une bile bien corrosive que je rêve de cracher au visage de tous ceux qui, par pure aliénation de l’esprit, ont fait ombrage au talent en portant aux nues l’abjection même. Et Nisekoi, qu’on se le dise, n’est qu’un des innombrables stigmates purulents et faisandés dont le paysage manga s’enorgueillit d’exhiber du fait des éminences intellectuelles qui lui servent de lecteur consentants. De grâce, que les lecteurs français ne se cachent pas derrière les Japonais pour leur attribuer la seule responsabilité des ventes : nous sommes les deuxième plus gros lecteurs de manga au monde.


Je le connais le registre de la comédie romantique dans le manga. D’abord, on vous fait rire – ou pas dans le cadre présent – puis, après vous avoir appâté par les zygomatiques, on agrège du marivaudage pour enfin terminer par l’étalage débilitant d’une romance vue partout ailleurs qui n’a, pour elle, aucun travail d’écriture sur lequel se reposer. Quand on a lu Maison Ikkoku, on a dès lors pris suffisamment de hauteur pour déterminer que rien de nouveau ou presque ne se sera accompli dans ce registre depuis.


L’humour – ou plutôt le non-humour – m’aura rappelé ici la soixantaine de premiers chapitres que Reborn! avait dédié à ses chroniques initiales. Le temps de bifurquer vers le Nekketsu, parce que, comprenez-vous, c’était tout de même plus porteur au niveau des ventes. Reborn! - vendu à trente millions d’exemplaires… - Nisekoi nous le rappelle d’autant mieux que le contexte pseudo-mafieux y est ici répliqué. En supplément, car il convient de nier les nuances de mauvais goût, Nisekoi emprunte généreusement à Love Hina la promesse d’enfance entre deux amoureux, le harem qui suit ainsi que les consternantes et prévisibles amourettes qui en résultent. L’inspiration que constitue ces deux mangas est patente. Navrante, aussi. Navrante car, après avoir digéré deux pareils morceaux se voulant déjà décomposés à leurs prémisses, on ne pouvait que redouter ce qui nous parviendrait au bout du système digestif tenant lieu à l’auteur de matrice créative. C’est à se boucher le nez.


La marque de Love Hina sera plus visible encore en ce sens où ce harem amoureux, où les quiproquos et les liaisons qui n’adviennent jamais – un grand classique – ont été narrés par un auteur typiquement masculin. Or, savez-vous ce qu’il y a de pire qu’un Shôjo écrit par une femme ? C’en est un qui ait été écrit par un homme pour être ensuite distribué comme un Shônen. Et, à le lire, pas un auteur qui ait une très haute opinion de la gente féminine. Cela, je le devine à l’incessant spectacle d’hystérie criarde et de minauderies affligeantes qui constitueront les deux variables à même de faire se mouvoir les protagonistes féminins. Qu’on se rassure… de la Tsundere à l’introvertie carbinée, tous les archétypes les plus minables et répandus dans le manga seront présents en force. Qu’il est bon de lire un auteur qui ne cherche même pas à élaborer ses protagonistes.


La comédie ? À moins de la deviner, vous ne la verrez pas. Les personnages ? Aussi affinés que des rocs dont on aurait taillé les contours après deux coups de burin seulement. Ajoutez à ça les grands yeux – un incontournable – et des dessins lisses qui cherchent néanmoins à tendre vers le style de Tite Kubo en maintes occasions, et vous avez la recette de la comédie romantique coutumière dans le milieu du manga, c’est-à-dire sans matière à rire et sans traitement subtil et crédible d’une histoire d’amour bellement pensée.


Et puis il y a le récit. J’avais lu, dans la sphère anglophone, un commentaire qui m’a tant ravi que je m’en fais ici le plagiaire :

Demandez aux lecteurs de Nisekoi de résumer ce qui se passe dans une intervalle de vingt chapitres. Donnez-leur un résumé du chapitre au début et à la fin de cette intervalle. Ils n’auront alors aucune idée de ce qui sera advenu entre le début et la fin. Pourquoi ? Parce que l’intrigue est inexistante et que chaque chapitre est la même recette « Raku-sama ».

Oui, j’assume ne pas commettre le moindre effort en me permettant de réciter un verbatim traduit d’un autre lecteur. Nisekoi m’a tellement usé qu’avoir recours de mes propres mots pour l’agonir ne me suffit même pas. D’autant qu’il n’en vaut pas la peine. Toutefois, ça n’est guère que la formulation que j’aie ici empruntée, car le fond de ma pensée y était splendidement synthétisé.


Nisekoi est un manga en perpétuel soins palliatifs, s’accrochant à sa vaine survie pour ne laisser derrière lui ni mythe ni légende, mais à la place, une souillure éditoriale qui attestera de son passage en ce bas monde. Contrairement à un Gintama – où l’humour y était efficace – qui, durant des années, a su habilement échapper au couperet de l’arrêt de publication qui n’était jamais loin de sa nuque sans trop se compromettre – jusqu’à se rétamer – personne ne se souviendra de Nisekoi. L’auteur a prolongé la survie d’une œuvre au succès indu dont un seul tome fut déjà de trop. Qui retiendra Nisekoi ? N’aurais-je pas pris de notes le temps de ma lecture que l’œuvre aurait été instamment oblitérée de ma mémoire après que le bon goût m’ait rincé les méninges.


Peut-être, en guise de pis-aller, pourra-t-on se consoler sur l’absence d’ecchi. On s’en consolera comme on se console de voir le cadavre d’une jeune fille assassinée en se disant, sans trop de conviction toutefois : « Au moins… elle n’a pas été violée ». Devant un désastre, on se contente de ce qu’on peut sans jamais vraiment s’en satisfaire, pas même à moitié. Cette débauche d’hystérie que constitue le manga, là où les gags consistaient à hurler, faire des grimaces et s’exclamer de tout pour un rien afin de marquer les temps où le lecteur était censé rire, aura peut-être autant ruiné un manga écrit sans perspective ni talent scriptural que les histoires d’amour dont la banalité est finalement plus scandaleuse que confondante. Car sachez-le si vous ne l’avez pas deviné : tout ce qui a trait aux frasques romantiques sera naturellement convenu et prévisible au point où c’en sera même criminel.


Komi Naoshi, l’auteur, se sera étonné du succès de Nisekoi. Je devine là un aveu induit du fait qu’il savait pertinemment quel poison il vendait quand il commença à parcourir son stylo sur le papier. Mais les junkies, nombreux, sont preneurs de tout ce qui vient ; tout est bon pour les avilir et le pire, c’est qu’ils en redemandent. La candeur avec laquelle l’auteur s’étonne d’avoir rencontré un plébiscite qu’il sait indu m’a rappelé un très ancien sketch de Groland qui, il y a environ 15 ans de cela, établissait le panorama suivant :


On y suivait initialement le parcours d’un D.J de la fin de la décennie 1990. Disons-le franchement, le personnage était une parodie de David Guetta. Celui-ci, en ces temps reculés, se contentait de gratter les platines dans des discothèques minables de province, n’avait pas franchement de talent et encore moins de succès, était traité comme un moins que rien par les patrons de boîtes de nuit qui le considéraient comme un esclave. Puis, plus de dix ans plus tard, les caméras retrouvent chez ce D.J un homme auréolé par la gloire, baignant dans le fric, révéré par tous comme la célébrité qu’il est devenue. Quand le journaliste parvient à s’approcher de lui et lui demande la raison de ce succès inespéré, le D.J, quelque part éberlué, lui répond alors :

« Je comprends pas. Je suis pourtant pas devenu plus intelligent ».


Le sketch s’arrête sur cette phrase terrible dont le non-dit et l’implication sous-jacente s’avèrent plus criants que le propos tenu. Naoshi Komi, qui n’était jamais parvenu à rencontrer le succès durant sa carrière de mangaka, récidivant en boucle sa même recette éditoriale frelatée et recyclant invariablement les mêmes mauvaises idées, restait constant et fidèle à ses principes durant des années. Puis, il a soudain trouvé son public. Pourtant, comme le personnage du sketch, lui non plus n’était pas devenu plus intelligent. Je laisse au lecteur de cette critique le soin de déterminer par ses propres moyens ce que ce constat cruel et implacable peut bien signifier. Mon propos liminaire sur le lecteur moyen de mangas devrait, je pense, mener les moins dégourdis sur la bonne piste.

Josselin-B
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le 25 août 2024

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Josselin Bigaut

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