Ce que je lis là, peut-être bien que ça a existé. Même très sûrement, à dire vrai. C’est un récit de guerre, le témoignage d’une époque pour le moins houleuse. La tragédie, quand on relate la guerre avec précision, trouve mieux sa place dans l’écriture que le registre épique. Écrasés qu’ils étaient, ces conscrits, entre une hiérarchie bornée et les bombardiers américains, planant autour d’eux comme de gros squales affamés de chair nippone, on ne peut que trouver prétexte à se désoler de ce qu’on découvre ; à supposer qu’on ignora la fin de la guerre dans la Pacifique.


Tout cela est tragique, déchirant, poignant et vrai. Et pourtant : je m’en branle.


« Voilà que le sieur Bigaut ne se prive pas, une fois de plus, d’exhiber le vide béant qu’il a au beau milieu de la poitrine. Mais faut-il être la dernière des ordures pour considérer un drame si terrible avec autant de désinvolture. Et on devrait subir le fiel de ce petit privilégié qui n’a connu que la paix ? Je t’expédierai ça en Ukraine, moi (ndlr : J’ai écrit cette critique le 29 avril 2024, j’espère que ce conflit se sera terminé d’ici là). »

Lol

Oui. Tout ça, et le reste aussi. Il n’empêche que je m’en branle. Et vachement.


Ce désintérêt flagrant, est-ce donc car le Japon me semble si lointain ? Qu’il m’est étranger au point que la mort de populations si éloignées m’apparaissent presque comme une fiction ? À cette question, j’aurais pu y adresser un « oui » en représailles, ou un « peut-être » tout du moins. Seulement, y’a comme une jurisprudence venue infirmer la thèse. Opération Mort, de Shigeru Mizuki avait mis le doigt et le bras tout entier sur cet exact même sujet et, de cette lecture d’alors, je n’en étais certainement pas ressorti indifférent.


Pourquoi Mizuki a visé là où il fallait là où Takeda Kazuyoshi m’aura manqué de cent mètres au moins. La cause de ma morne apathie, une fois confronté à Peleliu, me sera apparue bien vite comme une évidence. Shigeru Mizuki, auteur d’Opération Mort, avait vécu ce qu’il nous relatait dans ses planches. En dépit de la légèreté des dessins et du ton qui en émanait, l’horreur nous apparaissait flagrante sans même qu’un seul effet de mise en scène nous la suggère. L’auteur avait posé son cœur et sa mémoire sur du papier afin que ses lecteurs en prennent connaissance.


En dépit d’intentions que je devine louables, Takeda Kazuyoshi a échoué à effectuer cette transcription. Même inspiré des récits de guerre de son grand-père, son regard d’auteur, aussi impliqué fut-il, était bien trop distancé pour nous relater cette guerre qu’il n’avait connue que par ouï-dire.


Je me suis alors imaginé ce même auteur, avec ses mêmes dessins, me faire la recension des événements advenus par chez moi durant la Première Guerre Mondiale. Je n’aurais alors pas été hermétique à la lecture, mais furieux. Ces petits dessins innocents venus nous relater la vie gâchée de milliers d’hommes laisse déborder sur nos yeux une forme d’infantilisation et d’indolence scripturale très franchement malvenues.

L’auteur tourne ici ses protagonistes en dérision bien malgré lui.


Le procédé stylistique employé – et plus ou moins analogue à celui d’Opération Mort – est, je pense, infiniment préférable à un récit où la tragédie n’aurait été que trop bêtement amplifiée par la mise en scène. Le fait est que lorsque l’on touche à ce genre de sujet, la décence commande de le faire du bout des doigts, et sans trembler.


Les personnages, pourtant inspirés de combattants ayant en principe existé, sont d’une inanité crasse, interchangeables pour beaucoup, bornés chacun à un trait de caractère au mieux. Cette guerre dont on nous fait la chronique, en dépit des adversités dépeintes, a presque des allures de balade champêtre. C’est un tort, lorsqu’on rapporte un conflit aussi tragique le fut la guerre du Pacifique en fin de parcours.


Tout y passe, pourtant, la privation d’eau et de nourriture, la maladie, les corps mutilés pour récupérer les effets de valeur, identifier le cadavre des siens malgré les dégâts engendrés par les bombardements, se trancher les doigts pour survivre ; le tragique, on le voit bien… mais on ne l’aperçoit pas. Il est là, sous nos yeux, mais ne se reflète pas dans nos prunelles ; la faute à une mise en scène très lacunaire dans les efforts attendus d’elle. Tout se déroule et va de soi presque en sautillant, c’en est quelque part obscène à lire.


Le « plus » de Peleliu par rapport à Opération Mort tient à ses incursions au Japon, parmi les civils. Avec les pluies de cendres consécutives aux bombardements de Tokyo au loin. L’œuvre a au moins ce mérite d’être plus exhaustive dans ce qu’elle présente de la guerre que ne l’avait été le récit d’un vétéran.

Ces épisodes sont cependant trop rares.


L’histoire qu’on nous conte est trop longue. Au désintérêt s’agrège l’ennui ; pire insulte qui puisse alors être faite à un témoignage chargé de transcrire la mémoire d’hommes tombés si injustement.


Pire encore, l’auteur, dans un déballage qui n’en finit pas d’être impudique, rapporte son histoire personnelle en toute fin de récit pour nous raconter la Génèse de son œuvre. Un devoir de réserve se doit de s’observer lorsque l’on relate la tragédie des siens. Savoir d’effacer pour que seuls subsistent les sacrifiés, que la mémoire leur soit accordée à eux seuls, à mon sens, me paraît devoir aller de soi.


Non, décidément, les bonnes intentions ne suffisent pas. La perpétuelle maladresse de l’auteur se sera obstinée à me repousser afin de me laisser au dehors de l’histoire qui m’était contée. Elle aurait pu avoir un impact et même un sens, mais ne se sera finalement avérée être qu’une fresque approximative ne racontant finalement que bien peu de choses sous couvert de nous raconter beaucoup. En loupant son œuvre à ce point, par stricte maladresse, Takeda Kazuyoshi aura ainsi salopé la postérité de ses aïeux. J’ai beau me sentir très étranger à la culture japonaise, dont je n’affectionne en réalité que bien peu de choses, mais je me dis parfois qu’il y a des seppukus qui se manquent.

Josselin-B
3
Écrit par

Créée

le 6 déc. 2024

Critique lue 43 fois

1 j'aime

Josselin Bigaut

Écrit par

Critique lue 43 fois

1

D'autres avis sur Peleliu : Guernica of Paradise

Peleliu : Guernica of Paradise
nolhane
8

Une plongée réaliste dans la guerre du pacifique

Peleliu est un manga témoignage sur la bataille de Peleliu, une petit île du pacifique. Ce lieu fut le théâtre d'une terrible bataille où les japonnais voulaient absolument ralentir l'avancée des...

le 11 avr. 2019

1 j'aime

Du même critique

Hunter x Hunter
Josselin-B
10

Éructations fanatiques

Nous étions le treize avril de l'an de grâce deux-mille-six, j'avais treize ans. Je venais de les avoir à dire vrai ; c'était mon anniversaire. Jamais trop aimé les anniversaires, il faut dire que je...

le 20 juil. 2020

62 j'aime

170

L'Attaque des Titans
Josselin-B
3

L'arnaque des gitans

Ça nous a sauté à la gueule un jour de printemps 2013. Il y a sept ans de ça déjà (et même plus puisque les années continuent de s'écouler implacablement). Du bruit, ça en a fait. Plein, même. Je...

le 8 avr. 2020

35 j'aime

60

Monster
Josselin-B
10

Critique sans titre pour un Monstre sans nom

Il s'agit là du premier dix que je suis amené à délivrer pour une des œuvres que je critique. Et je n'ai pas eu à réfléchir longuement avant d'attribuer pareille note ; sans l'ombre d'une hésitation...

le 17 janv. 2020

33 j'aime

14