Tout le monde a entendu parler de Pinocchio, cette marionnette de bois, fabriquée par Gepetto, qui prend vie, dont le nez grandit lorsqu'il ment et qui va vivre de nombreuses aventures accompagné du cafard Jiminy.
Il fallait bien qu'un jour quelqu'un rétablisse la vérité. C'est Winshluss qui s'y colle, avec succès puisque Pinocchio a reçu le Fauve d'or, prix du meilleur album au festival d'Angoulême, en 2008. Disons-le dès à présent, c'est mérité. Car après avoir fait tourner la couverture cartonnée du splendide album édité par les Requins Marteaux, on découvre, enfin, une version non édulcorée du conte du petit enfant de bois...
Pinocchio : une mécanique de précision
Dans la version de Winshluss, la marionnette de bois se transforme en robot créé par un Gepetto inventeur. L'homme, qui a enfin accompli son Œuvre, court aussitôt voir l'armée pour lui vendre les plans de son automate. Car Pinocchio est une petite merveille technologique, dont les entrailles renferment un arsenal dévastateur, parfaitement équilibré. Jusqu'au moment où Jiminy Cafard apparaît, fait de la tête de l'automate son appartement et effectue un branchement pour recevoir le câble. Alors, la machine se met à débloquer...
J'en dirais assez peu sur l'histoire, car une bonne partie du plaisir de lecture se trouve dans la découverte des écarts avec les canons du conte. Du conte de Carlo Collodi, évidemment, mais aussi de ceux du genre. Noir, incisif, grinçant... Nombreux sont les qualificatifs qui conviennent à cette bande dessinée. On est loin du côté idyllique du Pinocchio que tout le monde connaît. Les enfants sont avertis.
Mais ce qui est impressionnant avec la BD de Winshluss, c'est la qualité du scénario. L'adaptation qu'il fait du livre de Collodi en est si éloignée – tout comme elle n'a pour ainsi dire rien à voir avec la version Walt Disney dans son aspect visuel – qu'on peut presque dire qu'elle est originale, au sens premier du terme. Il utilise tous les éléments, tous les personnages – plus quelques autres dont Blanche Neige et les sept nains – et sans presque les faire se rencontrer, imbriquent leurs aventures respectives dans une fresque déboussolante. Le scénario de Pinocchio est une mécanique de précision, avec des rouages parfaitement calibrés. C'est un plaisir de voir un élément aperçu précédemment resurgir plus loin dans l'histoire. Chaque pièce est importante, comme dans un appareillage complexe dont on savoure le fonctionnement parfait.
Une satire de notre bien triste société
Au cours des ses pérégrinations erratiques, Pinocchio fait la rencontre de personnages et se retrouve dans des situations qui sont des figures représentatives d'une société humaine – ou tout du moins occidentale – des plus pathétiques.
Les personnages qui entrent en scène au fil des planches sont au mieux des êtres désespérés, au pire des salauds de la pire espèce. Certains sont simplement des losers. De Gepetto, inventeur avare, jusqu'au policier dépressif, en passant par un Jiminy Cafard écrivain raté, Winshluss présente une palette moribonde de ce que l'humanité peut offrir de plus affligeant.
Les situations, ensuite, sont elles aussi particulièrement horribles : au travers de Pinocchio, le lecteur sera tour à tour confronté au meurtre gratuit, à l'exploitation sexuelle des femmes, à la dictature militaire et à son corollaire la guerre, à l'extrémisme religieux... Les enfants, dans cette réécriture d'un conte, morflent tout particulièrement : ils sont victimes du travail forcé, ils sont soldats, ils risquent les abusions sexuelles... Winshluss est impitoyable avec son espèce. On ne peut pas tout à fait lui donner tort. D'autant plus qu'au milieu de cette profusion de sombres aspects du genre humain, il n'oublie pas de laisser briller une jolie lumière : celle de l'Amour et de l'espoir, avec ce couple de fermiers, meurtri, mais qui continue malgré tout de vivre.
Et cela en toute beauté
Je ne vais pas affirmer que Pinocchio de Winshluss est une bande dessinée dont le graphisme est capable de faire l'unanimité. Non, tout comme son scénario sort des sentiers battus, l'auteur offre des dessins qui peuvent parfaitement destabiliser le lecteur, voire le rebuter purement et simplement.
Décalé, tantôt simpliste, tantôt frôlant avec la gravure, tantôt avec le tableau plus « classique », Pinocchio est une navigation au milieu des techniques traditionnelles du dessin de bandes dessinées. La mise en couleurs, signée par Cizo et trois assistants (Frédéric Boniaud, Thomas Bernard et Frédéric Felder), est pour beaucoup dans l'expressivité des planches, bien que celles en noir et blanc (il y en a) valent les autres. Les quatre coloristes multiplient les techniques différentes : fuseau, pinceau, crayon, tout comme la construction des planches varie. Les cases ont souvent des contours sages, mais il n'y a pas de standards dans Pinocchio. Et à chaque fois, la technique et le style choisis servent le propos, l'action et la charge émotionnelle de la planche.
Quel saisissement et quelle admiration, donc, devant le travail de Winshluss !
Passer à côté est sans doute une erreur
Je m'arrêterai là pour cet avis dithyrambique de Pinocchio de Winshluss, bande dessinée qui n'est pas autre chose qu'un petit bijou de deux cents pages d'humour noir, réécrivant sous forme d'une satire grinçante de notre société le conte de l'enfant-marionnette.
Passionnant !