Depuis l'attentat de Charlie Hebdo, beaucoup de gens disent ou pensent que la liberté d'expression est menacée en France. Pourtant, quand on voit que Tsutsui a connu sa 1ère publication en France, et non au Japon, et que le tome 2 de Poison City est sorti fin 2015 ; on devrait être rassurés. Ainsi, au lieu de s’intéresser à la liberté d’expression en France, intéressons-nous à l'état de la censure au Japon !
L’attentat de Charlie a certes mis à mal le sentiment de sécurité des Français et a fait reculer d’un bond plus ou moins temporaire la liberté de la presse en France mais il ne fut en rien une nouveauté que ce soit dans ses cibles, ses moyens et sa cruauté. Ce qui le fut en revanche c’est l’organisation d’un deuil et d’une révolte à si grande échelle grâce aux nouveaux moyens de communication. Dans les jours qui suivirent l’attentat, on recensa au moins 4 millions de manifestants. A part les 6 millions de socialistes qui fêtèrent la victoire du Front Populaire en 1936, on connaît peu d’événements qui ont fédéré autant de citoyens en France.
Il est toujours impressionnant de constater le nombre de gens qui peuvent se rassembler autour d’un événement tragique. En janvier 2015, les manifestants étaient des lecteurs de Charlie mais surtout une majorité de Français en colère venant défendre la liberté d’expression. Cette manifestation est partie d’un drame pour prendre une dimension sociale et politique que prennent rarement les désastres. Cette levée de citoyens va dans mon sens : tant que la parole circulera et luttera contre l’entropie communicationnelle, la liberté d’expression ne pourra être menacée. Ça fait du bien de voir que les gens ont quand même retenu quelque chose de leurs cours d’histoire sur la Seconde Guerre Mondiale.
Poison City fait l’hypothèse inverse : et si les citoyens n’apprenaient jamais de leurs erreurs et préféraient laisser réfléchir un gouvernement extrémiste à leur place ?
Le Japon est connu pour accorder une grande place au travail et aux conventions, même si certaines choses évoluent avec les nouvelles générations issues de la mondialisation. Règles et hiérarchie sont des mots qui font moins tiquer un Japonais lambda qu’un Français lambda et c’est pour ça qu’un scénario à la Poison City nous semble un peu plus crédible dans cet environnement qu’en notre pays de révolutionnaires et de râleurs. Même si c'est pourtant possible ici aussi et que ça l'a déjà été ! La révolution est anti-démocratique, rappelons-le (enfin pas dans le cas où tu fais tomber une monarchie, pardon).
L’histoire commence donc en 2019 dans un Japon alternatif qui doit accueillir les Jeux Olympiques en 2020 et qui s’évertue à donner une image exemplaire au reste du monde quitte à laisser dériver les fonctions de son gouvernement. En effet, depuis plusieurs années, le pays a mis en place un comité de lecture pour juger les œuvres culturelles ! C’est dans cette atmosphère tendue que Hibino, mangaka de 32 ans, va devoir lancer sa série ! Mais elle a de quoi déranger le gouvernement…
Dans cet ouvrage, on ne s’en prend donc pas à la presse mais à la culture en général et le point de départ n’est pas une fusillade au sein d’un journal mais une tuerie dans d’autres circonstances ! (Un événement qui coalisera facilement les jeunes otakus brimés à l’école, je vous le dis !)
Les deux tomes de Poison City vont ainsi traiter la constante opposition qu’il peut exister entre la création d’histoires d’horreur ou d’histoires mettant en scène de la violence physique et psychologique face à la volonté de s’en protéger et surtout d’en protéger les enfants. Jusqu’où brider la créativité des auteurs et dessinateurs de mangas sous prétexte de bienséance ? Ici on ne parle plus de simples avertissements concernant l’âge avant lequel il est peu recommandé de lire une œuvre. On parle de qualifier les ouvrages de « nocifs » voire les auteurs eux-mêmes de nocifs. On parle d’ateliers de torture psychologique qui doivent laver le cerveau des auteurs, de débats ressemblant à des procès et de culpabilisation quotidienne.
Alterner les points de vue des auteurs, des éditeurs et du comité de lecture est très efficace pour impliciter ou expliciter les questions éthiques qui se posent. On peut retenir 5 figures majeures qui les exposent brillamment : Matsumoto, un auteur anciennement spécialisé dans le manga d’horreur en proie à un débat intérieur entre auto-censure et esprit critique ; où sa femme enceinte terrorisée semble aussi perdue que lui. Le président du comité de lecture, un homme assoiffé de pouvoir et maîtrisant parfaitement les artifices médiatiques. Le père du tueur qui convoque le pathos, interroge sur la dilution de la responsabilité et la mise en scène des faits divers. L’éditeur américain, une figure de whistleblower un peu caricaturale qui vient rappeler une sombre période culturelle aux Etats-Unis : celle de l’instauration de la Comics Code Authority et de l’avènement de la censure. Le journaliste du comité de lecture qui finira par se rebeller, l’image parfaite du partisan qui voit un système dépasser son idée originale et qui se remet en question.
Hibino et son éditeur japonais restent des personnages basiques mais construits malgré quelques traits de caractère clichés, non sans rappeler Bakuman, qui feront le lien entre tous les événements du récit de manière fluide. L’histoire est bien ficelée. L’idée d’interposer les planches de Dark Walker, la série d’Hibino, et les planches de Poison City rend la lecture d’autant plus active et les interrogations d’autant plus fulgurantes.
Pour résumer, Poison City est un très bon manga pour remuer les esprits sur le sujet de la censure, répond à certaines questions, en pose beaucoup et propose une fin assez ouverte quant à la durée de vie d’un système politique autoritaire.