Samedi 9h30 am – Librairie Gibert – Rayon BD.
C'est quoi, ça ? Portugal ? Ouais, encore une. Une de plus. Une de trop ? L'une de ces biographies, ou à peu près — en l'occurrence une biofiction ou une autofiction, je ne sais pas vraiment — en tout cas l'un de ces trucs nombrilo-intimiste ne parvenant qu'à être chiant à trop s'astiquer l'archet sur nos cordes sensibles ? Et puis 260 pages... Et 35 euroboules ! Pppffffff, on laisse tomber ! Quoique... C'est du Cyril Pedrosa, et, souvenir : il m'avait flingué avec ses « Trois Ombres ». Allez, coup de pied au derche des idées reçues, creusage du découvert : je charge le pavé !
10h35 am - Place Machin, terrasse de bistrot - Un café, un Perrier citron et ma nouvelle acquisition.
Open. J'entreprends la mémoire de Simon Muchat : il a dans les dix ans ; rencontre fugace avec quelques membres de sa famille, la brume de divers souvenirs. Très vite, retour au présent. Je zigue et je zague dans l'histoire d'un adulte désabusé. Les relations avec sa compagne, papa, ses amis, les sollicitations du quotidien et de la vie. Une guirlande de saynètes, d'échanges, anecdotiques ou plus accablants, de personnages riches, pittoresques... D'emblée, il se passe quelque chose. Cette façon de jouer avec la couleur, le trait nerveux et les mots : une spontanéité, une justesse dans le sentiment charrient un flot de sensations puissantes dans lequel je plonge, m'appropriant les éclaboussures mélancoliques... Oui, Simon s'emmerde. Pas tout à fait malheureux, il subit plus qu'il ne vit. Errant, vide, sans envie, sans très bien savoir. Et puis...
Le déclic. Le Portugal, la terre natale de ses grands-parents ; Simon (ou Cyril ?) m'invite dans son escapade lusitanienne, à la découverte de ses racines. D'abord, il y a cette chaleur, ou plutôt cette lumière qui chante. Enveloppé de soleil, j'entends les bruits, je me nourris des odeurs et je ressens le pouls de Lisbonne — tiens, je prendrais bien un petit Porto ! — Les dialogues, en opposant la barrière de la langue, achèvent l'immersion. Dans les conversations floues, c'est encore la couleur qui suggère, le trait qui parle. Comme le héros, je n'y entrave pas grand-chose. Devinant l'un et l'autre mot à la volée, j'élucide les phrases tant bien que mal, et ma compréhension s'attache aux visages, aux attitudes, aux postures, à la moindre expression, au moindre changement de nuance. L'émotion émane, simple, entière. Tellement intense et vivifiante. On est bien ici. Dépaysé, mais comme à la maison.
Maintenant, la prégnance est évidente — depuis longtemps déjà je n'entends plus la musique et les passagers tout aussi criards du carrousel qui tourne inlassablement sur la place – Pedrosa m'a embarqué, chaviré, englouti. En Maître-ouvrier, il a tiré le meilleur parti des outils de sa boite bande dessinée. Par un tourbillon indissociable de mots, de dialogues simples, de crayonnés fiévreux, de lavis et d'aquarelles éloquents, de jeux de transparence subtils, il a façonné une marqueterie narrative débridée et précise, sincère et incisive, déployant les trois magnifiques tableaux d'une fresque dense, une reconstruction identitaire d'une grande pureté émotionnelle.
01h05 pm – Récit terminé, envie de pipi, mais je m'en fous.
Allez, une petite bière, et je me refais le bouquin...
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