Avec Pour une fraction de seconde, je découvre deux immenses artistes : Eadweard Muybridge et Guy Delisle.
Le premier m’avait été présenté à l’occasion de mes études en audiovisuel, plus précisément en cours d’Histoire du cinéma. Mais la brièveté de cette rencontre fit que son nom rejoignit très vite la longue cohorte de ceux que l’on me disait avoir participé à l’émergence de cette forme artistique. Nos chemins se sont recroisés bien des années plus tard, dans l’intimité d’une salle obscure, lorsque le réalisateur Jordan Peele utilisa la célèbre série photographique « Le cheval au galop » pour accompagner le générique d’ouverture de son passionnant Nope. Des retrouvailles néanmoins de courte durée.
Le second, quant à lui, m’était jusqu’à présent totalement inconnu. Enfin presque : mon regard avait déjà croisés certaines couvertures de ses précédents albums, précisément celles de sa série Chroniques.
Bref, la lecture de Pour une fraction de seconde fut donc pour moi une sorte de saut dans l’inconnu, semblable - toute proportion gardée - à celui réalisé par Muybridge lorsque Leland Stanford, un des fondateurs de la Central Pacific Railroad passionné d’équitation, lui confia la lourde tâche d’apporter la preuve par l’image de cet instant où un cheval au galop décolle ses quatre sabots du sol.
Guy Delisle nous fait vivre le destin de cet homme en haillon comme s’il s’agissait d’une odyssée. Émaillé d’expérimentations techniques, d’heureuses découvertes et de trahisons, le parcours de Muybridge, comme ceux de ses contemporains dont le lecteur croisera ici fugitivement le chemin, touche au sublime.
Cette illustre fraction de seconde marque évidemment une date dans l’Histoire des techniques et le rapport que les Hommes, scientifiques et artistes, entretiennent avec le monde. Mais ce que l’on ressent à la lecture de cet album, grâce à la simplicité du trait de Delisle et au génie de son découpage, c’est la fragilité et la fugacité de ces décisives secondes.
A l’image donc de cette courte et commune galopade sur la plaine de Palo Alto fixée dans l’éternité d’une plaque en verre, la vie et la mort d’Eadweard Muybridge, par delà l’extraordinaire, est une séquence ordinaire figé dans l’immortalité de ces deux cents pages.