Faux-semblants et vrais pouvoirs
Ed Brubaker et Sean Phillips excellent dans l’art d’entremêler les recettes du roman noir et du récit super-héroïque. Avec Incognito ils nous livrent une nouvelle réussite perverse : troubles de la personnalité, identités secrètes, manipulations et complots.
Héritier à la fois de John Le Carré et d’Alan Moore, le scénariste pérennise les codes de la Guerre froide en substituant à l’opposition des deux « blocs » l’éternel affrontement entre super-héros et super-vilains, ici organisés en sociétés secrètes. Si dans l’excellente mini-série Sleeper (cf. Zoo n°20) il présentait les souffrances d’un « Bon » infiltré comme taupe chez les « Méchants » c’est le schéma inverse dont il nous régale avec Incognito.
À la suite du décès de son frère jumeau, Zack Overkill, un ex-super-criminel, a témoigné contre son boss et vit désormais sous une identité secrète grâce au programme gouvernemental de protection des témoins.
Obligé de se conformer au morne quotidien d’un modeste employé de bureau, sommé de rester discret et ses pouvoirs confisqués, Zack n’a plus l’impression d’être réellement vivant. Lui, l’ex-ennemi public est snobé par la nana de la comptabilité ! Il se rend bientôt compte qu’il lui faut se déguiser pour se sentir à nouveau lui-même. Et lorsque ses pouvoirs lui reviennent soudain, il arbore un loup et se met à arpenter nuitamment la ville pour casser du voyou... ce qui n’est pas la meilleure méthode pour ne pas se faire remarquer.
Qui sommes-nous réellement ? Quel est notre libre-arbitre ? Sommes-nous prédestinés ? Existons-nous en dehors du regard des autres ? La personnalité de façade que nous affichons au travail détruit-elle notre moi originel ? Insidieusement et avec humour, les auteurs n’hésitent pas à aborder de sévères interrogations modernes et à nous proposer une intrigue reposant essentiellement sur la psychologie des personnages.
L’écriture de Brubaker nous plonge directement au cœur de situations explosives et complexes. Son utilisation de la voix-off nous place en immédiate empathie avec son héros narrateur. La qualité de ses dialogues trouve un soutien complice dans le pinceau souple de Sean Phillips, maître de la circulation des ombres qui, contrairement à beaucoup, ne les utilise pas pour camoufler des faiblesses de dessin. Un artiste dont même le travail le plus faible (7 psychopathes chez Delcourt) a su séduire le public.
Rares sont les livres qui parviennent à ce point à concilier les exigences des fanatiques du comic-book et des non-initiés.
Vladimir Lecointre