Il y a comme un impératif induit consistant à crier au génie devant Real avant même d'avoir ouvert le premier tome. D'abord, parce que Takehiko Inoue. Rien que le nom nous intime au respect et à la révérence. Inoue au crayon, gare à l'exultation. Crier au génie simplement «parce que Inoue», je peux y souscrire les yeux fermés ; le faire eu égard à la nature de la thématique abordée : je m'y refuse catégoriquement.
Le sujet du handicap n'est pas traité superficiellement, loin s'en faut, mais il y a ce tire-larme insidieux que l'ont sent dissimulé en arrière-plan. La carne prend soin de disparaître chaque fois que je regarde par-dessus mon épaule, quand son souffle rauque commence à se faire trop sentir sur ma nuque ; mais il est bien là, tapis dans l'ombre, aux aguets, les yeux rivés sur mes glandes lacrymales résolument sèches. Ce serait insulter Takehiko Inoue que de borner son œuvre à cette simple intention, mais, si Real ça n'est pas que ça, Real, c'est en partie ça.
Car la thématique - au regard de sa gravité - en appelle nécessairement à l'empathie du lecteur. D'empathie, j'en suis naturellement dépourvu. Présentez-moi un sujet aussi sensible que de la nitroglycérine et je le passerai à la centrifugeuse critique.
Pensez donc, un sujet relatif aux handicaps lourds chez les jeunes et les épreuves qui en résultent, ça devrait en principe faire baisser les yeux d'un lectorat sans cesse suriné par son sens de la culpabilité. L'affaire est aussi délicate qu'avec ces films «inspirés d'histoires vraies» où des juifs sont dévorés vivants par des nazis ; la pression sociale nous enjoint à gober, ou au moins, à simuler l'intérêt à la seule fin que les anathèmes de nos pairs ne nous accablent pas dans la minute qui suit. Mais on n'en pense pas moins.
«Qu'est-ce que t'as contre les handicapés ?! Ça te dérange ?!»
Pas le moins du monde. Le défaut humain qui me caractérise le plus n'étant pas tant l'hostilité que l'antipathie, je n'ai rien contre ce sujet, mais à l'avoir ainsi parcouru quatorze tomes durant, je dois bien dire que je m'en fous toujours autant. Real, ça a ses moments, mais ça n'a pas grand chose de plus. Du pathos, il y en a. Pas des masses, mais de quoi faire grincer des dents par instants. Quand on me suggère - même subtilement - de bien vouloir verser ma petite larme, j'ai pour principe de rire à gorge déployée par pur esprit de contradiction. Je ne vous dis pas la réaction des spectateurs au cinéma la dernière fois qu'on a diffusé Shoah dans mon coin.
Inoue n'en fait pas trop, mais il en fait bien assez pour que l'on puisse se détourner de de ce qu'il nous sert ici. C'est un crève-cœur que de tourner le dos à un auteur de sa trempe, mais il ne m'a pas laissé le choix.
Vous qui avez mauvais esprit - le simple fait que vous continuiez à lire cette critique en atteste - me direz certainement que des handicapés qui jouent au basket offriront toujours un spectacle plus digne qu'un match de WNBA. À cela, je ne trouverai aucun argument à vous objecter.
Même le scénario comme ses mésaventures souffre de ce pathos pâteux qui l'alourdit assez pour qu'on puisse le voir venir de très loin. La trame est cousue de fil blanc ; d'un fil soyeux travaillant une couture impeccable, mais d'un fil blanc tout de même.
Je savais par exemple que cette jeune femme quasi-léthargique dont Nomiya avait causé l'accident finirait par sourire au contact d'un ballon de basket. Du poncif de cet acabit, j'avais espoir que Takehiko Inoue ne s'y abaisserait jamais. C'est dur de voir ses idoles à genoux ; j'aurais été plus disposé à pleurer pour cette raison que pour ce que Real a à nous proposer.
En résultante de tous ces griefs précédemment énoncés, je n'arrive tout simplement pas à m'attacher aux protagonistes. Ils sont au service de la soupe que nous vend Inoue plus que pour eux-même. Y'a un cahier des charge et ils en suivent les indications à la lettre. Cette étincelle qui fait d'un personnage un être à part et, quelque part, lui permet d'appartenir au monde du vivant, elle n'aura pas scintillé ici. Les caractères de chacun sont bien retranscrits mais ne sont finalement que les grandes lignes de personnages mis en scène non pas dans la thématique mais pour la thématique. C'est pour leurs malheurs et les adversités qui en découlent qu'on lit, pas pour eux.
Il n'y a évidemment rien à attendre de plus des personnages secondaires. De Slam Dunk, je retiendrai à jamais Sendoh, Maki et les autres, pour ce qui est ici de Nagano Mitsuru ou Anzai Hoshiki et consorts, je ne promets rien. Mais alors, rien du tout.
L'œuvre est handicapée par la thématique qu'elle aborde. Elle réduit chacun des éléments qui la compose à cela et se replie sur un sujet qui, même si épineux et rarement abordé, peut, comme n'importe quel autre, s'avérer lassant s'il ne fait pas montre d'un rien de variété.
Nomiya sera ce balourd au grand cœur dont on retiendra plus la lourdeur que la grandeur. Il est encombrant dans le fil de l'intrigue et ses déboires font figure d'annexe par rapport à l'œuvre principale. Je ne l'ai pas trouvé à sa place. Non pas parce qu'il n'était pas handicapé comme les deux autres protagonistes, mais parce qu'il n'accomplit rien de réellement marquant.
Real était aussi l'occasion de voir Inoue s'abaisser à présenter ses personnages - plus particulièrement Kiyoharu - à grand renfort de Flash-Backs, ce qu'il n'avait jamais eu à faire avant ; en tout cas, pas avec autant d'insistance. Kojirô et Mitsui n'auront certainement pas bénéficié d'un traitement aussi sommaire d'ici à ce qu'ils nous soient introduits. Je ne le dirai jamais assez, le Flash-Back est au développement de personnage ce que le cocard est au maquillage. Une facilité narrative à laquelle ont trop souvent recours les mangakas, tant est si bien que s'y adonner si ostensiblement aujourd'hui ne peut m'apparaître que comme un gage de fainéantise.
Real se démarque de la plupart des fictions en partageant sa trame en trois pistes qui, si elles sont souvent distinctes, seront un jour amenées à converger. Je ne lis pas dans le marc de café, mais à enfiler les poncifs comme le fait si obstinément l'auteur, il ne reste au lecteur qu'à suivre le fil blanc dont est fait l'intrigue pour en deviner sa trajectoire. Nomiya, Kiyoharu et Hisanobu se retrouveront tous sur un terrain de basket ; mon assertion se veut aussi certaine que la prophétie d'un homme qui aura erré quatorze tomes dans le désert.
Fil blanc toujours, la rencontre de Nomiya et Kiyoharu paraît téléphonée, forcée pour les besoins de l'intrigue. Pas moins que l'accident inopiné de Hisanobu qui - à nouveau par hasard - perd l'usage de ses jambes en étant percuté par un poids lourd. Nomiya opérera finalement la jonction entre les deux, c'est l'évidence même. Ce ne sont pas des destins qui s'entrecroisent, simplement quelques occurrences douteuses choisies pour coïncider ; tout cela afin de répondre favorablement aux besoins d'un script remarquablement peu inspiré. Cette fois, et contrairement à ce à quoi Inoue nous avait habitué par le passé, l'alchimie ne prend pas.
La suite, on la connait sans l'avoir lue : Hisanobu, après son accident, se retrouvera au pied du mu... au fond du trou et va très vite perdre pi... tomber dans une spirale infernale de dépression. Puis, Nomiya l'en extraira afin de lui mettre le pied à l'étr... enfin... il l'entraînera dans le monde du basket en fauteuil roulant de sorte à l'aider à repartir du bon... sur des bases saines et là, Hisanobu, à force de s'entraîner d'arrache-pi... sans relâche, à faire des pieds et des m... des tas d'efforts finira par se dire qu'au fond la vie, c'est le p... vaut la peine d'être vécue. Eh bien toutes ces considérations me font une belle jam... ni chaud ni froid.
Inoue aurait prétendu dans un entretien que Real était un manga dont on ne pouvait pas deviner la suite, je le tiens d'une autre critique. Or... mes talents de «divination» (qui tiennent plus de l'expérience à force d'enchaîner les pires déceptions manga) lui donnèrent tort.
Hisanobu se rapproche inéluctablement du handi-sport, il y viendra d'ailleurs. Ça lui prendra environ quatorze tomes mais il finira par s'y résigner le plus prévisiblement du monde.
À quoi bon, pour l'intrigue, de prendre tous ces détours puisque l'on sait où elle va ? L'affaire est méchamment ampoulée et a en plus le défaut de tarder à se mettre en place.
Occasionnellement, Hisanobu et ses clamparades (fusion de «clampin» et «camarades») auront quelques baisses de régime parce qu'il resteront désespérément handicapés. Néanmoins, les matchs les sortiront de leur torpeur. C'est encore une fois téléphoné et le sera du premier au dernier volume.
Pour ceux qui seraient friands de clichés invraisemblables, vous aurez de quoi vous repaître alors que le père de Kiyoharu sera assez cruel pour plus ou moins abandonner son fils une fois qu'il aura appris l'handicap très sévère de ce dernier. Nous nous situons alors à la périphérie du Shônen con-con et cela n'est certainement pas pour me ravir. Inoue n'en finit pas de tomber plus bas. Chaque effort employé à la rédaction de Real est autant de moyens de s'assurer de perdre l'estime de ses lecteurs.
Une propagande, même avec les meilleures intentions du monde que je décèle ici, ne sera pas pour autant une grande fiction. Real est plus un propos qu'une œuvre à proprement parler. Il n'est ni mielleux ni poussif mais reste pétris de bons sentiments savamment dissimulés derrière un traitement mature de la thématique du handicap.
«Avant, j'étais un sale jeune et puis, je me suis pris un trente-six tonnes dans les gencives ; depuis, je suis un être humain accompli et respectable». Qu'on ne se mente pas : c'est un message suspendu en toile de fond. Pas un que je sois susceptible d'apprécier. Les grosses ficelles qui le maintiennent en l'air sont quand même nettement visibles et pas bien reluisantes.
À bien y réfléchir, Real serait une œuvre digne d'intérêt si elle n'abordait pas la question du basket. La douleur de la convalescence de Kiyoharu est justement retranscrite, sans misérabilisme et sans légèreté ; c'est à sa trame et à sa trame seulement que j'ai accordé un semblant d'intérêt tout au long de ma lecture. Ce personnage impromptu qu'aura été Shiratori n'aura contribué à qu'à nous détourner d'une intrigue qui s'éparpillait déjà assez. Quatorze tomes, ce n'est pas le bout du monde, mais ça a ses lenteurs indues. Le propre des infirmes me direz-vous.
Ça a beau être joliment mis en en scène - c'est du Takehiko Inoue après tout - quand l'affaire passe sous un œil aussi scrupuleux que le mien, je ne peux pas m'empêcher de déceler les malfaçons dissimulées derrière la jolie devanture. Jolie, sans plus. Je n'ai pas retrouvé l'intensité des matchs de Sakuragi. Nous en sommes très loin et ne pourront jamais l'atteindre pour des raisons évidentes il me semble. Peut-être que je n'ai pas voulu la retrouver. Toutefois je ne pense pas me fourvoyer en disant que les matchs, même avec ce qu'il faut de maquillage, ne seront jamais aussi légendaires que ce que Shohoku nous aura délivré.
Allez... admettons-le, arrêtons de nous faire du mal... le handi-sport, ça se regarde plus pour se donner bonne conscience (la mienne est décédée faute de soin) que pour en apprécier la technicité. Pas de «Non, mais moi je... ». Non. Le basket en fauteuil roulant, c'est juste chiant à regarder. Impressionnant techniquement pour ceux qui s'y adonnent, sans aucun doute, mais barbant au possible pour qui est assis dans les gradins.
Il est injuste de reprocher à Real de ne pas être Slam Dunk, la structure de la narration est fondamentalement différente, l'œuvre l'est tout autant et s'en démarque d'autant plus aisément. Je ne peux même pas dire que Real en fait trop ou pas assez. Le sujet est maîtrisé mais ne me porte pas. Il y a une part considérable de subjectivité dans mon jugement critique mais ce n'est objectivement pas le Seinen mythique qu'on s'évertue à présenter avec tant d'emphase. Il n'est pas plus quelconque que mémorable.
Que dire des dessins qui n'ait pas été dit dans ma critique de Vagabond alors que l'auteur dessinait les deux mangas en parallèle ? Ils sont ici en dessous de son niveau d'excellence ; de très loin. Comme pour Vagabond, la qualité du trait s'affaisse considérablement à la même période de publication (chapitre 50 pour Real). L'usure et la fatigue se font ressentir et la mine du crayon est autrement plus fébrile et hésitante qu'à ses débuts.
Qui trop embrasse mal étreint. Deux mangas de cette trempe, deux fardeaux si lourds à porter à la fois, c'était de trop, même pour Takehiko Inoue.
Je sais bien que ça ne se fait pas de s'en prendre à un infirme, ou, à fortiori, à une œuvre qui en traite ; mais un crime se doit d'être puni nonobstant la qualité de son auteur. Il n'y a pas de favoritisme qui tienne au regard du fauteuil roulant. Real n'est pas la foirade critique que je présente ici, néanmoins, cette aura légendaire qu'auront contribué à lui ériger ses lecteurs se devait d'être corrigée comme il se doit ; elle n'a clairement aucune raison d'être. Se refuser à relever les défauts de l'œuvre bien présents, eux, c'est ménager sa bonne conscience. Ça a beau être un sujet sensible et correctement traité, il n'y a pourtant pas lieu de voir une légende là où il n'y en a pas.
Real ? Peut-être que ça vaut plus, mais ça ne vaut en tout cas pas tellement.
PS : Pour le titre, j'avais hésité entre ça et «Maman, quand je serai grand je serai infirme» mais je pense avoir suffisamment manqué de bienséance au cours de ma critique sans qu'il ne fut besoin d'en rajouter davantage.