Un siècle avec les Mechner, mémoire et transmission, exils et rencontres

Après Karateka en 1984, c’est avec Prince of Persia en 1989 que Jordan Mechner se fait définitivement remarquer et impose une œuvre qui fera date dans l’histoire du jeu vidéo tout en se déclinant sur d’autres supports, dont un film à grand budget en 2010. Cette aventure en terres d’Arabie fut patiemment développé pendant quatre années, une folie à cette époque, alliant les compétences techniques du jeune créateur à ses désirs de mettre en scène de nouveaux mondes. Un titre qui allait lancer une série de plusieurs jeux, avec plus ou moins de succès, mais aussi un film et d’autres produits dérivés.

Jordan Mechner fut souvent impliqué dans ces créations, mais sans plus jamais avoir la liberté créatrice de ce premier volet et la possibilité de le faire en petite équipe, les conditions de développement n'étant plus les mêmes. Les années qui suivirent ne furent néanmoins pas oisives pour le créateur, puisqu’il s’impliqua aussi sur d’autres jeux vidéo, dans la réalisation de documentaires mais aussi dans le scénario de bandes dessinées. Il fut ainsi le scénariste de plusieurs séries, dont bien sûr quelques unes autour de Prince of Persia.

Jordan Mechner, le raconteur d’histoires, le petit génie du jeu vidéo, aurait ainsi pu raconter sa carrière, ses débrouilles, ses petites victoires, ses rencontres, et cela constitue une partie de ce gros livre publié chez Delcourt en 2023, Replay. Il prend ainsi pour point de départ contemporain son implication dans la création d’un nouveau Prince of Persia ambitieux, en monde ouvert.

Mais ce n’est pas la seule composante de ce livre, qui va ainsi retracer l’histoire de trois générations des Mechner, par le biais du grand-père, Adolf, mais aussi de son père, Francis. Le premier avait ainsi mis par écrit ses mémoires à la machine à écrire, accompagnées de quelques photographies, schémas ou de cartes, une gigantesque ressource autobiographique reprise et compilée par Jordan Mechner parallèlement à la production de son nouveau jeu. L’importance de la mémoire du côté paternel avait aussi été transmise à Francis, le père de Jordan, qui n’avait jamais voulu mettre de côté ce qu’il avait vécu, en faisant une matière dont Jordan a puisé dedans et a pu l’interroger pour retracer son histoire.

Par ses deux figures, c’est ainsi plusieurs décennies de relations familiales et amicales qui sont ainsi déroulées, la famille et les amitiés occupant ainsi une bonne place. Cette importance dans le texte est à la mesure de celle qu’elle revêt pour les Mechner, à la fois proche mais aussi vecteur de plusieurs événements. Car de cette première moitié du XXe siècle, la famille aura connu les terribles affres de deux guerres mondiales, s’impliquant dans la première pour Adolf pour en ressortir terriblement dégoûté et prendre conscience à l’approche de la seconde qu’il fallait réagir, tandis que le deuxième n’était alors qu’un enfant, émigré et exilé dans une France qu’il ne connaissait pas, dont il fallait accepter les bonnes fortunes et les coups du sort. Juifs en Autriche, cachés en France, Francis et sa tante Lisa devaient survivre pour retrouver Adolf à La Havane, dans une longue suite d’évènements, de malchances ou de mauvaises décisions en lien avec la situation tumultueuse et qui en feront des rescapés, avec une mémoire à respecter.

Entre l’Autriche, la France, la Havane et les États-Unis, Replay ne raconte pas seulement l’histoire de Jordan mais bien celle des Mechner, des liens qu’ils ont entretenu et protégé mais aussi des déracinements choisis ou subits. Une histoire familiale complexe, que Jordan Mechner propose avec une certaine douceur, comme un passeur de mémoire, sans jamais en rajouter dans le pathos et la dureté de certaines situations. Il refait vivre ces témoignages de deux personnes à qui les guerres ont beaucoup coûté, avec un certain sens du détail, mais aussi une évidente pudeur, pour ne pas faire dévier leurs histoires de ce qu’il a pu lire ou entendre.

Replay est toutefois une œuvre dense, à la narration emberlificotée avec plusieurs temporalités, lieux ou personnages. Il n’est ainsi pas si simple de s’y retrouver, tout en sachant que l’auteur a dû faire des choix, réduisant certains passages, en coupant d’autres. D’autres renseignements complémentaires au livre ou à sa carrière ainsi que de la documentation sont d’ailleurs à découvrir sur son site personnel, très fourni et véritable complément de ce livre.

Mais malgré tout l’intérêt qu’on peut avoir pour Jordan Mechner, il faut reconnaître que la présentation de sa carrière ou de sa vie personnelle peinent à rivaliser avec l’importance des vies vécues par ses aïeuls. Peut-être trop ambitieux pour son propre bien, l’ouvrage aurait éventuellement gagné à exister sous forme de deux tomes, ou de deux opus différents.

Il existe bien sûr des parallèles entre la vie de Jordan et ses parents, et il serait difficile de tout séparer de certaines parties ou certains thèmes, comme l’importance de la famille ou des amis dans la vie de tous les jours et même dans le processus créatif. En se lançant dans le développement d’un jeu ambitieux, Jordan fait déménager sa famille à Montpellier, et il s’agit ainsi d’évoquer les multiples vies et points d’ancrage de la famille Mechner. Mais l’évocation d’un tel déracinement ou enracinement selon les personnes ne peut ainsi pas rivaliser avec ceux de son grand-père et surtout de son père, devenant ainsi presque triviaux par rapport à l’évocation de cette grande Histoire subie au sein de l’histoire des Mechner.

Cette réserve faite, il faut reconnaître que Replay se révèle ainsi bien plus important, bien plus ambitieux qu’attendu, et qu’il faut l’accepter. Avec une grande pudeur, Jordan Mechner semble à la fois se raconter pour ceux qui veulent en savoir toujours plus sur le créateur, mais semble aussi indiquer que ce sont ses parents qui méritent cette reconnaissance. Certains scribouilleurs mêlent l’histoire de leurs familles à des entreprises de glorification, l’écueil est ici évité pour un témoignage discret, sans grandes sensibilités ou dramatisations, et qui suit les tumultes de l’Histoire et permet ainsi d’en découvrir de nouveaux récits. La narration entremêlée souffre toute fois d’un manque de fluidité, et malheureusement les parties contemporaines de la vie de Jordan Mechner manquent d’intérêt. Mais le tout est vraiment intéressant, très accrocheur, avec un dessin simple et lisible, bien que parfois trop simplifié pour reconnaître et bien suivre tous les personnages. Il s’agit de la première bande-dessinée dans laquelle l’auteur illustre le contenu plutôt que faire appel à un dessinateur extérieur, ce qui évoque une fois encore à quel point cette œuvre est évidemment très personnelle.

SimplySmackkk
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Ma Critiquothèque : du jeu vidéo à la bande dessinée

Créée

il y a 7 jours

Critique lue 8 fois

2 j'aime

SimplySmackkk

Écrit par

Critique lue 8 fois

2

D'autres avis sur Replay : Mémoires d'une famille

Replay : Mémoires d'une famille
gaetan
9

Trois génération de fuite et d'espoir

Un soldat autrichien de la première guerre mondiale, un enfant juif séparé de ses parents pendant la seconde, et un créateur de jeu vidéo réunis dans un même ouvrage ? Le pitch de base ne coule pas...

le 18 avr. 2023

2 j'aime

1

Du même critique

Calmos
SimplySmackkk
8

Calmos x Bertrand Blier

La Culture est belle car tentaculaire. Elle nous permet de rebondir d’oeuvre en oeuvre. Il y a des liens partout. On peut découvrir un cinéaste en partant d’autre chose qu’un film. Je ne connaissais...

le 2 avr. 2020

51 j'aime

13

Scott Pilgrim
SimplySmackkk
8

We are Sex Bob-Omb and we are here to make you think about death and get sad and stuff!

Le film adaptant le comic-book culte de Brian aura pris son temps avant d'arriver en France, quatre mois après sa sortie aux Etats-Unis tandis que le Blu-Ray est déjà sur les rayons. Pourquoi tant de...

le 5 janv. 2011

44 j'aime

12

The King's Man - Première Mission
SimplySmackkk
7

Kingsman : Le Commencement, retour heureux

En 2015, adaptant le comic-book de Mark Millar, Matthew Vaughn signe avec le premier KingsMan: Services secrets une belle réussite, mêlant une certaine élégance anglaise infusée dans un film aux...

le 30 déc. 2021

39 j'aime

12