Le roman graphique s'est beaucoup développé, pour le pire et le meilleur, et Joe Sacco a le mérite d'avoir une approche claire. Il fait du journalisme, souvent dans des zones comportant des réfugiés, et retranscrit le résultat de ses enquêtes orales sous forme de dessins. Il se représente sous la forme d'un personnage peu sympathique à lunettes afin de rappeler au lecteur que l'observateur modifie aussi son objet d'études : on attend le journaliste, on lui garde ses meilleures histoires...
On a ici un recueil de différentes publications de Sacco entre la fin des années 1990 et celle des années 2000, pour différentes publications. Après chaque bande dessinée, il fait une petite mise au point sur les conditions de réalisation/publication, sur ce qu'il aime et ce qui le frustre dans le résultat final. Etant prof d'HG, j'ai feuilleté ce livre à la recherche de matériel utilisable. Bonne pioche.
- "Procès des crimes de guerre" raconte en 6 pages une semaine passée au procès des responsables serbes des guerres balkaniques, Srebrenica et consorts...
- "Coup d'oeil sur Hébron" utilise Hébron comme exemple des tensions liées à la colonisation juive. Sacco rencontre les responsables des deux côtés, évidemment. Suivi d'un portfolio sur Gaza.
- "La guerre souterraine à Gaza" parle de la traque par Tsahal des tunnels souterrains vers l'Egypte, notamment de la réaction des arabes autochtones.
- "Guerre de Tchétchénie. Femmes tchétchènes" parle des réfugiés tchétchènes en Ingouchie après les deux guerres successives de Gorbatchev et Poutine. L'enquête s'intéresse surtout aux conditions de relogement des réfugiés. En bonus, "Quels réfugiés ?", une planche-éditorial véhémente sur le fait que le pouvoir russe s'efforce de démolir les tentes permanentes, pour rendre ces réfugiés invisibles.
- "Trop de confiance tue", reportage "embedded" sur le quotidien des soldats américains en Irak, leurs patrouilles, leur hantise de la voiture piégée, de l'attentat-suicide, leur environnement hyper-sécurisé et leurs poussées de stress.
- "Une ! Deux !" raconte le programme de formation donné aux Irakiens volontaires pour devenir les forces de transition en prévision du départ des Etats-Unis... Pauvres types.
- "Souffrance à partager" raconte l'histoire de Thahe Sabbar et Sherzad Khalit, deux commerçants irakiens embarqués et brutalisés par l'armée américaine dans sa traque de Saddam. Ils portent plainte contre l'administration américaine au plus haut niveau. Exercice difficile de que de les amener une énième fois à raconter ces humiliations.
- "Les indésirables" est sans doute l'enquête-star du recueil, sur les migrants africains à Malte, dont la présence modifie complètement la démographie, mais aussi la vie politique (la palme à Norman Lowell, chef du parti "Imperium Europa", délirant de racisme).
- "Kushinagar" décrit les conditions de vie misérables des dalits, les derniers des intouchables, dans la région d'Uttar Pradesh. Les notables locaux qui envoient la jeunesse dorée les intimider pour éviter de donner une image négative de l'Inde, l'aide et les nombreux programmes détournés de leur objectif au bénéfice de fonctionnaires corrompus... Y'a du boulot.
C'est du beau journalisme, tant dans la démarche que dans la clarté. Chapeau bas, et puisse un Joe Sacco s'atteler à la condition des pauvres en France avec le même talent. Mon préféré reste cependant "Gaza, 1956", une enquête d'une grande ampleur sur un massacre perpétré par Tsahal et une vraie réflexion sur la valeur à accorder aux témoignages.