Qu’est-ce qui peut jouer dans l’appréciation d’une œuvre ?


Certainement pas ses qualités seules, mais peut-être aussi l’état d’esprit ou le contexte de sa découverte.


Le feuilletage des pages des volumes avait titillé ma curiosité, mais la lecture des histoires du premier tome m’avait laissé dubitatif. On découvre les mésaventures de Yoshio Hori qui vit dans une résidence insalubre, travailleur occasionnel, obsédé notoire, toujours dans la dèche et dans les mauvais plans, avec les rencontres qui vont avec. C’est une créature excessive, plongée dans un Tokyo des petites rues, sales et puantes. Il y eut d’abord un fort rejet, une grande incompréhension.


Mais la lecture de la dernière histoire qui fait se rencontrer l’auteur et sa créature ainsi que le rédactionnel terminant le volume m’a aidé à mieux comprendre l’oeuvre, pour mieux apprécier les tomes suivants.


La difficulté était la distance qu’il me fallait comprendre, entre l’auteur et son sujet, sur le regard du créateur. Le Tokyo débauché et caricatural pouvait sembler incongru, la vision malhonnête d’un artiste bien au chaud derrière ses murs dorés et ses toilettes de luxe.


Mais avec Dokudami, la résidence du célibataire, le titre original, Takashi Fukutani a puisé dans sa propre vie. Né en 1952 à Saidajii, sa situation familiale est complexe, ses parents sont divorcés, sa grand-mère s’occupe de lui et son père meurt quand il a 15 ans. Ce sera un adolescent turbulent, qui a des problèmes avec la police et ses mauvaises fréquentations. Très jeune, il part à Tokyo où il enchaîne les petits boulots, plonge dans l’alcool, vit de petites combines, habite dans des appartements misérables. Sa biographie est une compilation de débrouilles et de mauvais choix d’un jeune homme qui tente comme il peut de (sur)vivre.


C’est sa passion pour le manga qui va le protéger, il s’est entraîné très tôt au dessin, en autodidacte. Cela fait près de 10 ans qu’il vit comme il peut, quand il tente sa chance avec ses planches et quelques histoires. En 1979 le premier numéro de Dokudami est publié, et rapidement le succès est là, les lecteurs adorent le personnage de Yoshio et ce Tokyo des marginaux. Un film et des animés seront produits dans les années 1980, mais le succès mine Takashi Fukutani. Ses vieux démons, il les retrouve dans les bars, l’alcoolisme est une maladie, la dépression le frappe sans ménagements à plusieurs reprises. L’inspiration s’essouffle, il fait durer les épisodes, termine la série puis la reprend plus tard. Il meurt en 2000 d’un œdème pulmonaire, grandement affaibli.


Sans forcément ressentir de la pitié pour son parcours, le connaître permet de mieux appréhender l’œuvre. Les excès de Yoshio se comprennent, ce n’est qu’un type déclassé, à la marge, certes un peu glandeur, prêt à quelques combines pour un peu d’argent, mais malgré tout sympathique, prêt à aider. Surtout les jolies filles, dans l’espoir de faveurs sexuelles qu’il n’aura jamais. Takashi Fukutani cherche avant tout le divertissement, il veut amuser le lecteur, et il sait que le public aime les mésaventures de cet anti-héros à qui rien ne sera épargné, parfois exploité (y compris sexuellement), souvent malmené (par la police ou d’autres). Sans aucun misérabilisme, sans violons qui pleurent derrière, à chaque fois que Yoshio trébuche, il se relève et passe à autre chose.


Mais même si l’auteur se méfiait de tout discours sur son œuvre, il faut pourtant reconnaître qu’elle montre aussi un Japon délabré, où le « miracle économique japonais » de l’après-guerre et jusqu’aux années 1980 n’empêche pas une pauvreté urbaine, une misère sociale et sexuelle dont Yoshio mais aussi d’autres personnages se font l’écho. Des solutions existent, ils trouvent rapidement des petits boulots, quand d’autres doivent exploiter leurs charmes ou tremper dans des affaires louches pour tenter de s’en sortir. Leur place est avec les cafards, ce dont l’auteur s’amuse, mais avec un éclat de rire noir, qui ne fait que ressortir ses années de misères.


Il faut voir la chambre minable dans lequel vit Yoshio, minuscule, remplie de mégots et de déchets, avec quelques magazines érotiques pour s’évader, ou un peu d’alcool pour les grands soirs. Les planches de Takashi Fukutani témoignent d’une grande habileté, que ce soit dans le souci du détail ou dans la construction, avec une mise en scène toujours renouvelée. Ses personnages sont au centre, aux figures parfois caricaturales, aux expressions parfois exagérées, pour des effets comiques bien étudiés. La nudité est très importante, surtout celle fantasmée par Yoshio, les femmes sont lascives, les hommes excités, représentée avec un certain soin, mais aussi une grande crudité, l’auteur s’amusant parfois à jouer avec la censure.


Certes, les ouvrages lus sont des compilations de ses œuvres, reprenant les meilleurs morceaux, le lecteur français s’épargnant les récits moins assurés. Mais l’habileté de l’auteur dans le trait est à saluer, d’autant plus en rappelant qu’il est un autodidacte. La série a été publiée de 1978 et de 1994, et pourtant le dessin ne trahit aucunement son époque, d’autres mangakas pourraient le reprendre tels quels sans apparaître désuets.


Son ton loufoque, excessif et parfois peu recommandable ne convaincra pas tous les publics, c’est certain, et on ne peut que le saluer. L’oeuvre est à la marge, elle est parfois poisseuse, crade dans certains de ses excès et le politiquement correct lui échappe, et c’est tant mieux, car elle a malgré tout le sourire. Les fainéantises mais aussi les déveines de Yoshio amusent.


Cette adaptation courageuse est l’oeuvre du Lézard noir, habituée aux paris un peu fous, qu’il faut saluer et applaudir. Le premier tome est l’adaptation d’un ouvrage japonais, pour les suivants l’éditeur français a pioché parmi les meilleures histoires, le tout en 5 tomes en grand format et bien remplis.

SimplySmackkk
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le 4 févr. 2021

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