L’Afrique du Sud ségrégationniste fait officiellement partie du passé. Pourtant, dans les faits, les propriétaires blancs continuent de bénéficier de la main-d’œuvre corvéable des ouvriers noirs. Et quand ces derniers revendiquent de meilleures conditions de travail ou des salaires plus élevés, on porte le statu quo au crédit de la sécheresse, ou on les renvoie sans sommation à leur statut de subalternes. L’exploitation agricole de Kobus Pienaar ne fait pas exception à la règle : la fronde y est menée par Nelson, dont l’antagonisme avec Éva Pienaar est subtilement établi dès l’enfance, par un implacable jeu de regard. Au Parlement, c’est un projet de réforme agraire qui met le feu aux poudres. Les Afrikaners et leurs représentants craignent de voir leurs propriétés spoliées et, in fine, que l’Afrique du Sud, déjà économiquement supplantée par le Nigéria, ne se mue en un second Zimbabwe. « Personne ne veut faire un pas vers l’autre, comme si les positions s’étaient figées du temps de l’apartheid. »
C’est dans ce contexte habilement mis en place par Caryl Férey que vient se greffer une enquête policière portant sur le meurtre d’un jeune ouvrier agricole noir, Sam. Parallèlement, à quelques encablures de là, le bébé de la jeune Nkosazana est enlevé. Le lieutenant Shane Shepperd est dépêché sur place. Il occupe une position centrale dans le récit, puisque s’articulent autour de lui les différents protagonistes des deux affaires, mais aussi Amy, sa maîtresse, la fille d’un puissant homme politique, qu’il voit dans la luxueuse villa de Van Der Wiese, avec qui elle est en couple, et qui a la particularité d’être l’adversaire idéologique de son père. L’introduction de Shane Shepperd n’a pas lieu sans humour : il doit fuir en urgence la résidence de VDW sous peine de voir sa relation adultère avec Amy éventée, ce qui semble beaucoup l’amuser. Cette dernière est pétrie de contradictions, puisqu’elle s’indigne des politiques de discrimination positive mais ne voit aucun mal à coucher avec son propre patron, lequel se double en plus d’un politicien ségrégationniste.
Sangoma : Les Damnés de Cape Town décrit parfaitement, et sans jamais ankyloser son récit, les rapports tendus entre Afrikaners et Noirs sud-africains. Caryl Férey et le dessinateur Corentin Rouge (dont le travail est irréprochable et le sens de l’image, confondant) vont même plus loin en mettant en scène les manipulations politiques rendues possibles par le recours à des miliciens armés. Ils caractérisent Éva Pienaar comme une personnalité obstinée et fière de ses racines. Elle se voit en effet comme issue d’une famille de « descendants de pionniers ». Dans cette Afrique du Sud post-apartheid, les Noirs font valoir leurs droits originels sur les terres, tandis que les Blancs mettent l’accent sur une méritocratie liée à leurs investissements et travaux passés. Les faits de terrorisme, les accusations de génocide, pilotés à distance, rendront l’atmosphère politico-raciale encore plus irrespirable.
La densité de l’album est encore renforcée par les passages dans le township de Mitchell’s Plain et les intrigues sur les guérisseurs sangoma, des tradipraticiens qui s’opposent à la médecine occidentale. Sangoma : Les Damnés de Cape Town recèle aussi un secret familial symptomatique des liens entre communautés dont le récit abonde. Mieux, ce one-shot ne se cantonne à l’effeuillage d’un pays malade de ses ségrégations, il fait preuve d’humour, d’action ou de violence, sans faute de goût ni de rythme, et en liant adroitement les protagonistes les uns aux autres. Malin et haletant.
Sur Le Mag du Ciné