Friand de Seconde Guerre Mondiale, le divertissement américain dans son ensemble ne s'aventure pourtant guère au-delà du champ d'action des forces armées de son pays ; comme s'il n'avait pas totalement compris le sens du mot "mondial". Le Conflit germano-soviétique, généralement appelé Front de l'Est, a été particulièrement négligé dans l'affaire, pour des raisons politiques évidentes. Le trublion Sam Peckinpah s'y était attelé en 1977 pour son film Croix de Fer, de même que Daniel Craig trente ans plus tard pour Les Insurgés, passé inaperçu entre deux James Bond, mais même la chute du Mur de Berlin n'a pas vraiment inversé la tendance. Seule la célèbre franchise de jeux vidéos Call of Duty s'est montrée moins frileuse, influencée en cela par le Stalingrad (2002) de notre Jean-Jacques Annaud national.
Mais ce qui est certain, c'est que jamais l'industrie du comic book ne s'y était intéressé - d'où ma curiosité à l'endroit de ce Sara, signé du scénariste Garth Ennis et du dessinateur Steve Epting, tous deux vétérans de Marvel. Contrairement au cadre, le concept ne brille pas par son originalité (suivre une tireuse d'élite de l'Armée rouge), du moins pour qui s'intéresse un tant soit peu à la "Grande Guerre Patriotique" comme l'appellent les Russes, mais il faut bien admettre qu'il a le mérite de répondre à deux critères susceptibles d'attirer l'attention du grand public, aux U.S.A comme en France : l'angle "sniper" d'un côté, devenu indissociable du Front de l'Est grâce aux jeux vidéos et au film d'Annaud susmentionnés, et l'aspect féminin de l'autre - aucun pays n'ayant autant impliqué de femmes en première ligne que l'URSS.
Cet attrait du public américain pour les tireuses d'élite rouges date d'ailleurs de la période de la guerre elle-même, puisqu'à l'initiative de la très à gauche "First Lady" Eleanor Roosevelt, la meilleure d'entre elles - Lioudmila Pavlitchenko, 309 victimes confirmées - fut invitée à parcourir les États-Unis pour sensibiliser la population américaine à la cause soviétique. Le texte d'introduction de Sara mentionne Pavlitchenko et son surnom de "Lady Death", mais pas le sexisme grossier dont elle fit l'objet lors de sa tournée américaine, la presse ne trouvant rien de mieux à commenter que la longueur de sa jupe et de son uniforme qui, d'après ces messieurs, ne la flattaient pas. Dans le contexte post-#Metoo auquel le comic américain dans son ensemble s'est montré très sensible, il est surprenant qu'Ennis ne se soit pas attaqué à un récit plus biographique, mais là n'est pas la question.
De fait, Sara est bel et bien de facture plus classique, ce dont son quatrième de couverture ne fait pas mystère : la jeune femme éponyme doit faire face non seulement à l'envahisseur nazi, mais aussi aux NKVD qui la surveille de très près, ainsi qu'à ses "démons intérieurs", que le lecteur découvrira au fur et à mesure du récit. Le cadre historique n'est peut-être pas aussi poussé qu'on aurait pu le souhaiter (au nord de la ligne de front durant l'hiver 1942-43, près du fameux siège de Leningrad, qui cependant ne joue pas vraiment de rôle dans l'histoire) mais il n'est pas anodin non plus : Ennis et Epting parviennent à très bien retranscrire la brutalité propre au Front de l'Est, où le massacre des civils et la torture des prisonniers étaient choses communes. De même, les commissaires politiques du NKVD ne sont pas caricaturés à l'excès, ce qui est rare dans un média occidental.
Là où Sara réussit également, c'est à susciter l'empathie non seulement pour le personnage titulaire, mais pour toute sa petite unité de tireuses d'élite, même s'il n'est pas toujours facile d'identifier qui est qui (obsédés par la diversité comme le sont les comics, on peut s'étonner que toutes les membres de l'escouade soient Russes et blanches, sans la moindre Kazakh, Ouzbek, Bouriate, Juive ou j'en passe... c'est dommage !). Là encore, on peut se féliciter qu'aucune d'entre elles ne soit une caricature, chose louable sur un sujet aussi balisé que la Seconde Guerre Mondiale. Leurs interactions sembles réelles et non fonctionnelles, même si Ennis, qui brasse un public assez large, ne va pas aussi loin qu'une Svetlana Alexeïevitch avec son roman La Guerre n'a pas un visage de femme, où il est question de problématiques exclusivement féminines, comme la menstruation en temps de guerre.
Sara elle-même est un personnage intriguant et attachant, même si on peut regretter qu'à l'instar des Français Yann et Hugault pour leur BD Le Grand-Duc consacrée aux femmes pilotes de l'Armée Rouge, Ennis ait choisi de faire de mettre son personnage en marge des idéaux qui animaient alors la vaste majorité des citoyens soviétiques de sa génération, très attachés à Staline et au Communisme, malgré toutes les horreurs dont eux et leurs familles avaient été victimes à cause du dictateur et de son idéologie. Mais comme toujours, le scénariste nord-irlandais ne force pas trop le trait et cela donne lieu à des dialogues intéressants avec ses sœurs d'arme, moins iconoclastes. "Qu'est-ce que ça change si je déteste [le NKVD] ? C'est comme si je détestait la Peste bubonique.", soupire-t-elle.
La deuxième moitié de Sara se transforme en chasse à l'homme (façon de parler) où les codes du genre reprennent le dessus, mais s'il est une constante sur ce bel album, c'est bien le dessin de Steve Epting, superbe de bout en bout, qui parvient à donner vie aux forêts enneigées de la Russie septentrionale. On a froid avec les personnages ! Les nombreuses scènes de bataille sont un modèle du genre, et une grande attention a été portée au réalisme des situations, des décors et des uniformes (même si Epting semble étrangement incapable de dessiner les casques soviétiques).
Sara est-il "un des plus beaux récits de guerres jamais écrits [sic]", comme le vante l'éditeur Panini, jamais effrayé par le racolage ? Sans doute pas, mais indépendamment de mes a priori, il s'agit incontestablement d'une belle histoire, prenante, superbement illustrée par Steve Epting et mise en couleurs par Elizabeth Breitweiser, ainsi que d'une excellente porte d'entrée sur le conflit germano-soviétique en général et l'expérience des femmes au combat en particulier, bien meilleur que les films et jeux vidéos mentionnés dans mon premier paragraphe ! Mais justement, l'audace et le souci de coller au plus près à cette expérience typiquement féminine ont selon moi manqué pour faire de Sara un récit de guerre vraiment original et inoubliable.
En guise de conclusion, je me permettrais d'ailleurs de citer la maman de Roza Shanina, autre tireuse d'élite de l'Armée Rouge, tuée au combat en 1945 à l'âge de 20 ans : "Au fond, peut-être est-ce mieux que ma Roza ne soit pas revenue. Comment aurait-elle pu vivre avec elle-même après avoir tué autant de gens ?"