L'invasion de l'Irak par les États-Unis en 2003 est sans aucun doute l’événement politique m'ayant marqué le plus durablement, en cela que c'est précisément celui qui, pour la première fois, a développé chez moi une conscience politique. J'étais trop jeune pour réagir d'une manière autre que purement émotionnelle à la guerre du Kosovo et au 11 septembre 2001 ; quand Jean-Marie Le Pen a accédé au second tour de l'élection présidentielle de 2002, je n'ai fait que répliquer le rejet outré et instinctif que cette nouvelle a suscité dans mon milieu social.


La guerre en Irak, avec son cortège d'images et de déclarations chocs, constitua à ce titre un phénomène nouveau : je m'y intéressais de mon propre chef et, au fur et à mesure de mes recherches, commençais à émettre ma propre opinion sur la question. Certes, mon avis ne différait guère de mes proches et d'une grande partie du public français dans son ensemble, mais c'est incontestablement à ce moment qu'est né mon esprit critique et politique.


Tout cela pour vous dire que cette période m'a profondément marqué, à tel point qu'encore aujourd'hui, c'est sous le prisme de mon adolescence que j'examine tout média en rapport avec elle, qu'il soit fictif ou non. Non pas que je mette mon bon sens de côté, mais mon opinion du sujet de base est beaucoup plus tranchée qu'elle ne peut l'être avec d'autres, comme la Seconde Guerre Mondiale, pourtant un champ de mines s'il en est. Ma méfiance grandit un peu plus lorsque le produit concerné est d'origine américaine, car je ne crois pas qu'il y ait encore eu de véritable prise de conscience du grand public américain quant à l'injustice fondamentale de ce conflit.


Sheriff of Babylon n'est cependant pas une somme sur ce sujet controversé ; ce n'est pas même un pavé dans la mare, comme ont pu l'être le livre-enquête Legacy of Ashes de Tim Weiner ou le film In the Valley of Elah de Paul Haggis. Il s'agirait plutôt d'une chronique, d'un état des lieux, plus impartial mais aussi plus acide, des fameuses "cendres", encore chaudes, laissées par des Américains désireux d'assurer la transition vers un Irak démocratique et beaucoup plus favorable à leurs propres intérêts, mais proprement incapables de savoir comment s'y prendre.


Cette notion d'incompréhension et d'indécision se retrouve dès la toute première case du roman graphique de Tom King et Mitch Gerads : "qu'est-ce qu'on est censés faire de ça ?" se demande un militaire US face au cadavre en putréfaction d'un autochtone. "Les ordres sont les ordres, lui rétorque son camarade. On te dit de nettoyer le merdier, tu nettoies le merdier. "Mon boulot, c'est de ramasser les ordures. C'est une ordure ça ?", le tout intercalé entre des cases noires, annonçant le cadre en caractères de machine à écrire, un procédé que Tom King affectionnera jusqu'à la fin. La métaphore n'est pas exactement subtile, mais qu'on se rassure, comme je l'ai dit Sheriff of Babylon n'est pas qu'un simple réquisitoire en règles.


Nous sommes donc à "Bagdad, dans la zone verte, sous contrôle américain, en février 2004, dix mois après la prise de la capitale irakienne par les forces armées de la coalition" (avis à mes lecteurs n'ayant pas encore entamé Sheriff of Babylon : la version française d'Urban Comics contient une excellente explication historique de P.-J. Luizard, chercheur au CNRS et spécialiste du Moyen-Orient, qui aurait dû se trouver au début et non à la fin !). Le cadavre découvert sous les deux sabres de la désormais célèbre "Arche de la Victoire" est celui d'Ali Al Fahar, un élève-officier de la force de police du nouvel état irakien en voie de construction. Comme personne d'autre ne semble en avoir quelque chose à faire, il revient à son instructeur américain, Chris Henry, ancien du LAPD et la Guerre du Golfe, d'enquêter sur son trépas. Il sera épaulé dans cette tâche, avec plus ou moins de bonne volonté, par sa maîtresse Sofia, une belle Irakienne exécutrice des basses œuvres du nouveau gouvernement, et Nassir El Mahgreb, flic bagdadi ayant réussi à naviguer entre les changements de régimes.


Cette enquête a priori anodine ("Des gens meurent tous les jours. Balle, pas balle. Si Dieu veut, on trouve les coupables" fait remarquer Nassir, désabusé) n'est cependant qu'un prétexte à l'exploration de l'envers du décor de la nouvelle "Babylone" du titre, "ce repaire de démons, prison pour les esprits impurs, asile pour les bêtes les plus odieuses et dévoyées", comme le dit la splendide double-planche d'ouverture, citant l'Apocalypse 18:2. Chaque nouveau développement de l'investigation menée par notre trio de "héros" entraîne des ramifications plus compliquées et dangereuses. En ce sens, Sheriff of Babylon fonctionne comme une poupée russe, ce que les auteurs nous rappellent là encore de manière un peu lourde de par la présence répétée de matriochkas à l'effigie de George W. Bush ou Saddam Hussein sur les étalages des petits revendeurs.


Cela assure le dynamisme du rythme du roman graphique de Tom King et Mitch Gerads, mais peut également rendre sa lecture plus confuse, ou en tout cas obliger le lecteur à revenir en arrière, ce que j'ai fait à plusieurs reprises. L'enquête relativement linéaire suggérée par le quatrième de couverture laisse vite place à un récit plus axé sur la psychologie et le ressenti des trois personnages principaux. Ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose, mais le traitement des dits caractères reste légèrement inégal. Cet usage d'un trio de tête, ainsi que la toile tissée entre et autour d'eux, me fait soupçonner que Tom King (scénariste de Batman Rebirth, entre autres) est allé chercher l'inspiration du côté de James Ellroy et de sa Trilogie américaine. Comme ceux du sulfureux romancier, les trois "shérifs de Babylone" s'aiment, se détestent, se respectent et s'utilisent au gré de motivation plus divergentes qu'il n'y paraît au point de départ. C'est à cet improbable trio de vigilantes qu'il revient de faire régner leur propre justice et de nettoyer le merdier créé par un autre trio infernal, Bush-Cheney-Rumsfeld.


Découpé en douze parties, Sheriff of Babylon excelle à affiner ses personnages au fur et à mesure que le récit progresse, mais tous les chapitres ne se valent pas. Peut-être est-ce là encore le fruit de ma frustration quant à l'attitude américaine dans cette guerre, mais je trouve le personnage de Chris en deçà de ses deux partenaires. Son manque de motivation claire, son ballottement perpétuel entre cynisme et idéalisme et ses états d'âme sont clairement une nouvelle métaphore du rôle joué par son pays dans l'invasion, mais cela rend le personnage difficilement attachant et intéressant. Il en va tout autrement de Sofia et Nassir, dont les origines sont plus clairement développées (la première, née Safiya, est une sunnite descendante d'une famille déchue et massacrée par Saddam, le second un ancien bourreau du régime et agent double, dont les propres filles ont été tuées lors d'un bombardement américain) tandis que leurs motivations demeurent mystérieuses, et non pas floues comme celles de Chris.


D'un point de vue graphique, l'album est somptueux. Je ne connaissais pas Mitch Gerads, mais son trait réaliste est extrêmement plaisant, à mi-chemin entre sa compatriote Fiona Staples (Saga) et l'Anglais Sean Philipps (Sept Psychopathes). Chaque fois que je découvre un comics indépendant américain, je m'émerveille du talent de leur école à retranscrire ce type d'environnement de manière quasi-photographique, tout en apportant une touche éminemment personnelle qui donne à l'ensemble un caractère bien à lui. Ici, il s'agit incontestablement de l'absence d'onomatopées dans les cases de dialogues, King et Gerads ayant donc choisi de les retranscrire dans leurs propres cases noires. L'effet est proprement génial, qui renforce l'aspect documentaire du roman graphique tout en imprimant encore davantage dans nos esprits les terribles répercussions de chaque coup de feu, de chaque explosion de bombe, de chaque tir de roquette.


Mais le dessin et la mise en pages de Gerads ne se limitent pas à ce simple effet de style : les personnages sont extrêmement élégants, les prises de vue riches et originales (notamment durant les scènes de torture), la violence sans concessions mais sans pornographie inutile, les décors reproduits de manière vivante et minutieuse, le tout baigné dans un filtre poussiéreux qui nous donne l'impression désagréable de nous retrouver dans la fameuse "green zone" de Bagdad au temps de l'occupation américaine. Sheriff of Babylon m'a plusieurs fois fait songer à Valse avec Bachir, le célèbre documentaire animé d'Ari Folman sur l'invasion du Liban par les troupes israéliennes, et c'est un sacré compliment dans ma bouche, quand on sait que c'est là l'un de mes films préférés !


Et en parlant de comparaisons flatteuses : l'éditeur Urban Comics, décidément l'un des meilleurs du marché en ce qui me concerne, a bien raison d'insister sur la vision "américano-décentrée" du conflit irakien tel qu'il est dépeint dans Sheriff of Babylon. Rarement un média américain, opposé à la guerre ou non, n'aura autant donné sa parole aux autochtones, dont l'expérience fut bien différente et le prix à payer autrement plus élevé. Tom King fait merveille lorsqu'il s'agit de présenter toutes les complexités d'une société irakienne muselée par la dictature de Saddam et traitée en sauvage par leurs "libérateurs" américains. La femme musulmane, sujet ultra-sensible s'il en est, est traitée avec tout particulièrement de pudeur et d'humanité. La tâche était pourtant ardue, mais il est bien aidé en cela par le dessin de Gerads, qui donne aux visages irakiens la même authenticité que Patrice Bourgeon aux Africains dans Les Passagers du Vent.


Sorti aux États-Unis plus de dix ans après les faits relatés dans l'album, Sheriff of Babylon est exactement le genre d'épine dans le pied qui vient rappeler que, tout compte fait, peut-être me trompai-je, peut-être y a-t-il en ce moment, à la lumière des errements d'une Amérique trumpienne déboussolée, une véritable prise de conscience des crimes commis au nom de la démocratie par une administration Bush prompte à manipuler la colère consécutive au 11 septembre pour atteindre ses objectifs mercantiles. Bien intentionnée ou non, la blessure ouverte par l'invasion américaine ne s'est pas encore refermée, et ne se refermera pas de sitôt, comme le suggère la fin magistrale du roman graphique. Le temps ne s'est pas arrêté à Bagdad, mais il n'en finit plus de tourner en rond, dans une spirale destructrice pour ses habitants. Inch'Allah.

Szalinowski
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le 28 oct. 2019

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