Beausonge, petit village perdu au cœur de l’Ardenne belge. Un nom plein de promesses qui évoque de paisibles existences rythmées par les saisons, à une époque pas si lointaine où le blues agricole n’avait pas encore frappé nos campagnes. Mais il arrive parfois que les plus beaux des songes se transforment en cauchemars, spécialement lorsque la paix et l’harmonie apparentes dissimulent de lourds secrets. Car ceux-ci, c’est bien connu, finissent toujours par remonter à la surface.
C’est donc à Beausonge que vit Silence, l’innocent du village, ouvrier agricole chez Abel Mauvy, un homme puissant et brutal qui le maltraite et l’affame même à l’occasion. Silence est muet ; lorsqu’il veut s’exprimer, il utilise une ardoise sur laquelle il écrit quelques mots dans un français phonétique, à l’image des pensées frustres qui lui viennent en tête. Cela ne l’empêche nullement de converser avec les animaux de la forêt, qui ont plus besoin d’attention sincère que de mots pour être compris.
L’’innocence, c’est le trait de caractère qui qualifie au mieux ce grand garçon bien bâti au curieux regard de serpent. Silence ne connait ni la colère ni la rancune, son cerveau d’enfant est incapable de deviner chez les autres la moindre malice. Pourtant la malveillance et la duplicité, ce n’est pas ce qui manque au village. La peur et la méfiance non plus. Si le jeune homme ignore tout du secret de ses origines, tous autour de lui savent et se taisent. Et si un jour, Silence venait à savoir ?
Dans une masure à l’orée de la forêt vit la Sorcière, gitane aux yeux morts mais aux pouvoirs immenses. Tout le monde la craint, à raison d’ailleurs, surtout Mauvy persuadé d’être l’objet d’un envoûtement. C’est qu’au village, on croit au mauvais œil, (sauf le médecin et le curé, bien sûr, mais quel pouvoir peuvent avoir ces deux fantoches sur les corps et sur les âmes ?) on craint les macrales et les jeteurs de sorts, on cloue sur les portes des granges d’innocentes chouettes, on déjoue comme on le peut les enchantements. C’est justement ce que s’apprête à faire La Mouche, sorcier de grand renom ami de Mauvy. Mais dans le domaine de la magie noire il ne fait pas bon s’attaquer à plus puissant que soi. Et la puissance de la Sorcière est redoutable, surtout depuis que Silence vient lui rendre visite, depuis qu’elle lui a décillé les yeux et ôté un peu de la brume qui obscurcissait sa mémoire. Oui, à eux deux, ils pourraient être vachement forts. Surtout si pour assouvir la vengeance qu’elle couve depuis si longtemps, la Sorcière parvenait à susciter chez ce garçon candide un sentiment que jamais encore il n’a éprouvé : la haine...
Silence, le premier roman graphique de Didier Comès, m’a vraiment séduite. J’ai beaucoup aimé le noir et blanc propre à souligner la dimension tragique du récit, les traits sinueux qui font s’enchevêtrer les êtres et les choses, les paysages d’Ardenne décharnés, noyés de neige ou déchirés par la bise, ces visages en gros plans qui semblent se dissoudre comme dans un rêve, ces objets qui se transforment sous le poids de l’imaginaire, des hallucinations, de la magie. Un récit poétique et envoûtant comme ces vieilles histoires qu’on se racontait lors des veillées il y a cinquante ans, quand le monde n’était pas encore devenu ce village hyper connecté duquel toute magie et tout imaginaire ont disparu. Mais au fond, est-ce si sûr ?