Inio Asano, ou du moins son avatar dans Errance, de son regard morne et d’une voix qu’on devinait dépitée, lisait un manga d’une de ses anciennes assistantes. Refermant l’ouvrage, il maugréa avec un mépris qu’il ne chercha pas à dissimuler : « C’est donc ça qui marche aujourd’hui ? ». Je n’ai pas la prétention de souscrire à la vision d’artiste d’un Inio Asano, pas après l’avoir étrillé à diverses reprises, mais je crois comprendre pourquoi le dépit le ronge jusqu’à le blaser. Car quand le milieu de l’édition de mangas actuel s’obstine comme il le fait à confondre son activité avec celle consistant à composter les ordures, vient un moment où l’odeur a quelque chose de franchement incommodant.
Comme tout homme digne de ce nom, j’adore les histoires d’espionnage, mais je ne les aime que mieux lorsque celle-ci sont écrites convenablement. En des termes plus éloquents, je vous dirai que je préfère un Espion Lève-toi de Sautet à un James Bond parce que le premier parle d’espionnage tandis que le second nous narre les tribulations d’un érotomane en smoking. Tout ne va pas de soi pour un espion, mais tout coule de source avec Spy x Family. Twilight parvient à adopter un enfant dans un pays étranger en moins d’une heure de temps. Je crois que la plupart des couples européens qui cherchent à adopter pourraient infirmer la version qu’on leur présente ici quand, eux, sont en attente depuis des années parfois. Et ça ne sera que ça Spy x Family, de l’espionnage où toutes les astuces tombent du ciel après avoir été négligemment jetées au lecteur d’un geste désinvolte. La narration ne narre pas en ces pages, elle pave le chemin à ses protagonistes pour qu’ils puissent cheminer sans encombre ; que tous puissions alors suivre une balade morne, prévisible et sans intérêt.
J’ignore si le fait d’inclure des protagonistes à même de lire dans les pensées est devenu une convention récente dans le milieu, mais j’ai le sentiment – et même la certitude – de relire Sakamoto Days.
De la mignardise sirupeuse à tous les étages, voilà pour la lecture. Ça dégouline à pleines pages, si bien qu’on ne sait trop ce qu’est Spy X Family en définitive. Une comédie romantique douteuse ? L’espionnage, en tout cas, tient de la blague et, ce qui ici a le malheur de se rapporter à l’humour tient du potache adressé aux enfants en très bas âge et aux vieilles dames. Le tout, évidemment gratifié de l’option « massacres à tout va », pour donner ce petit fumet qui m’avait déjà tant indisposé en d’autres temps.
Qu’on se le dise, l’auteur a eu le mauvais sens de regarder Mr. And Mrs. Smith en se figurant sans doute qu’il avait accédé au plus haut niveau créatif de ce que le cinéma et l’écriture avaient pu produire de concert. Aussi s’en est-il inspiré pour nous sanctionner d’une œuvre dont l’humanité, une fois encore, aurait dû se dispenser. Et dire que j’ai osé agonir City Hunter d’une batterie de reproches ; ah si j’avais su ce que les décennies qui viendraient nous réserveraient dans ce même registre, depuis abâtardi…
City Hunter, ça n’était pas grand-chose, mais le recul m’oblige en tout cas à admettre suite aux sévices infligés par cette lecture que, City Hunter, c’était au moins quelque chose. Spy x Family, qui s’inscrit dans la même veine mais qui l’obstrue comme un vilain caillot sanguin, ne nous apportera qu’un contenu convenu à l’extrême dont nous aurons déjà lu tout ce qui y sera écrit ailleurs. Et ici, sans l’ombre d’un coup de crayon à même d’atténuer la douleur de la lecture.
Pour ce qui est du dessin, c’est un bishônen aux traits rectiligne où les personnages s’acceptent comme des bâtonnets de glace surplombés grands yeux humides et néanmoins inexpressifs. Sans caractère ni identité propre, sorti d’un manuel « Comment dessiner les mangas » adressé aux jeunes filles, le style jouera contre l’œuvre qu’il sera supposé servir. Sans être vomitif – car finalement trop terne pour nous suggérer quoi que ce soit – c’est rebutant tant ça nous frappe par son insignifiance.
Je pense avoir correctement brossé le paysage en disant de Spy x Family qu’il est un pot pourri où on aurait laissé se décomposer les restes de City Hunter, de Black Lagoon avant de saupoudrer le tout de Reborn pour mieux gâter la recette.
On baigne dans la facilité et, dans ce bain sans remous, on s’y laisse glisser alors qu’on nous a tranché les veines pour mieux s’y dissoudre. C’est une mort lente, Spy x Family, où le caractère prévisible de son scénario nous accable un peu plus à chaque chapitre qui passe. La notion même d’adversité est proscrite en ces pages puisque tout s’obstine à aller de soi encore et encore. Un lecteur avisé voudrait encourager les antagonistes afin que ceux-ci se revigorent, mais il ne le pourrait pas. Car, pour ce qui est des antagonistes comme des protagonistes, les pages ne sont ici tapissées que de pâles et fades ersatz de silhouettes qu’on agite pour faire croire à des personnages.
Tant de chapitres sont écrits pour ne rien dire. À bout de souffle en un tome de temps, l’intrigue balbutie et improvise son dialogue pour nous vomir péniblement et sans conviction un récit fait de platitudes et d’incertitudes scripturales. Vous retrouverez donc les lapins sortis du chapeau, avec le frère sorti de nulle part et jamais mentionné, entre autres facéties pitoyablement improvisées sur le tard pour créer du contenu de nulle part faute d’un récit à même d’en générer de lui-même. Oui, c’est une télénovela transcrite en Shônen.
Nous aurons alors droit à de fausses joutes d’esprit qui, ternies par des gags sans humour, nous ferons l’effet de longs pets foireux n’ayant jamais eu d’autres vocation qu’à remplir les pages. Du quiproquo vaudevillesque et adolescent sans une once de rire à l’arrivée, ça n’est déjà pas fameux, mais ça l’est encore moins quand on sait qu’il s’agit du meilleur dont Spy x Family pourra jamais nous gratifier.
Des afféteries parcourues de sourires mièvres et inauthentique, c’est de ça dont sera aussi fait le manga pour ce qui est de l’émotion. Et à raison d’une fois par chapitre ou presque afin de rendre le tout plus banal que jamais. « Nous sommes une famille » nous répétera-t-on ad nauseam alors que la synergie de groupe se sera accomplie en trois chapitres de temps sans que les personnages n’aient à travailler davantage pour apprendre à se connaître et à se plaire. Ce qui aurait alors dû être l’un des sujets majeurs de Spy x Family se sera résolu en moins d’un volume alors que, tout allant de soi comme à chaque fois, l’amour familial se sera imposé aux protagonistes par la force du saint esprit. Si quelqu’un a envie de prendre connaissance de l’histoire d’un espion qui se sera marié et eu un enfant dans le cadre de sa mission, que ceux-là s’essaient à une lecture ou un visionnage de Monster. Méfiez-vous toutefois car, à cette occasion, les sentiments, vous les sentirez comme aussi palpables que des coups de couteau.
L’introduction de Bond dans la famille m’aura au moins arraché quelques indiscrets sourires que je cherchais à réprimer honteusement. Il s’en faut de peu pour éviter la pire des notes. Soul Eater, en son temps, devait son relatif salut à Excalibur seulement. Je sais récompenser l’humour comme il se doit quand il trouve ses accès chez moi. Ceci excepté, vous ne retirerez rien de Spy x Family. Rien, si ce n’est de pouvoir confirmer que la déchéance du milieu Shônen n’a pas seulement frappé les nekketsus.