Fukumoto nous refait du Fukumoto, mais en mieux.


À parcourir l'assortiment de séries conçues par Nobuyuki Fukumoto, stakhanoviste émérite et bourreau de travail s'il en est (il n'y peut rien, il est japonais), les sujets ont beau varier, mais l'exacte même méthodologie colle à la peau de chacune de ses créations.
Notez que ce n'est certainement pas un reproche que je lui adresse. Ses scénarios ne vont jamais chercher bien loin, ses personnages sont souvent assez plats - bien que réaliste par leur faillibilité, ce qui n'est pas pour me déplaire - quant au dessin... restons polis. Non, c'est ce génie naturel qu'il a à orienter la situation la plus anodine vers une bataille stratégique fascinante qui ne manquera jamais de me séduire. La méthode a fait ses preuves, et personne ne répugne à la savoir répliquée dans chacune de ses œuvres.


Pour en revenir à ses compositions précédentes, et notamment les plus connues, que ce fut à l'intention Kaiji ou ses compagnons d'infortune, jamais je n'ai versé la petite larme bienséante afin de souscrire à leur malheur. La tension de la détresse qui était la leur, je la ressentais presque aussi bien qu'eux (et les adaptations animées ont vraiment tout fait pour), mais je n'arrivais pas à pleurer sur leur sort. D'abord, car ils étaient assez peu développés, personnage principal compris.
La méthode Fukumoto, ça implique de commencer avec un postulat plus qu'avec une personnalité qui, elle ne sera que le cobaye de l'univers dans lequel on le cuira à feu-doux. Pour Kaiji comme pour les pauvres hères subissant les outrages de l'intrigue, on s'inquiète, on se ronge les ongles, mais jamais vraiment on ne se lamente.
Il y a du changement.


Kurosawa est minable. C'en est d'autant plus douloureux que ses travers nous reviennent à la gueule avec d'autant plus de force qu'il s'en plaint. Ce bougre qui macère dans ce qui s'apparente à une crise de la quarantaine, la solitude et la précarité en plus, ça touche d'autant plus facilement qu'il ne s'agit pas d'un cas isolé. Pas mal de monde - indépendamment du fait que l'on appartienne ou non à sa génération - partage ses tourments. Pas de misérabilisme, il souffre, on souffre. On souffre et bon sang ce qu'on rigole.
L'entrée en matière nous présente donc cet ouvrier de chantier de quarante-quatre ans incapable de se faire aimer des autres et souffrant d'une crise existentielle, d'un mal de vivre accablé par le sentiment d'avoir raté sa vie. Son remède est délirant car c'est là qu'entre en scène les ressors stratégiques, marque de fabrique de Nobuyuki Fukumoto. Soyons franc, j'ai ouvert le premier volume en espérant que cela arrive sous peu, je ne croyais pas sérieusement qu'on se cantonnerait à un drame social lourd et pesant.


Afin de se faire aimer de ses collègues, Kurosawa mettra en œuvre des techniques ingénieuses, planifiant leur effet bénéfique sur sa popularité. Chacune de ses décisions dans les plus bêtes interactions sociales banales et en principe spontanées sont ici réfléchies, pesées et sous-pesées dans un cadre stratégique afin de se faire aimer. L'espérance rencontre rarement la réalité et les malentendus qui résultent de ses stratégies se retournent bien souvent contre lui. C'est drôle, ça m'a en tout cas décroché un rire plus d'une fois et c'est d'autant plus méritant que le propos initial de l'œuvre se voulait assez déprimant. Le ton est finalement plus léger que ne le laissait entendre le premier chapitre. Sans se vautrer dans le gag par la suite, les déboires de Kurosawa prêtent plus aux rires qu'aux larmes tout en conservant une réelle tension en toile de fond. Il y aura même une séquence émotion ma foi assez poignante pour le cœur de pierre qui est le mien avec l'accident de Taro. Tout arrive.


On mesure véritablement notre implication auprès de ce personnage lamentable lorsqu'on se réjouit de ses rares réussites. Parce qu'on en doute toujours. Si la victoire est garantie d'emblée, la satisfaction de la voir advenir ne suscite guère l'engouement ; à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Le péril, Kurosawa se noie dedans mais il ne manque pas de se débattre pour en sortir. Les victoires sont rares et on ne les savoure que d'autant mieux ainsi.


Le manga entame un tournant initialement inenvisageable lorsque la clientèle d'un restaurant familial, suite à un emballement amorcé par Kurosawa malgré lui (et là encore, on se marre), le pousse à se battre. Si Fukumoto est porté sur tout ce qui relève de la roublardise et l'ingéniosité, je ne n'avais rien attendu de cette séquence combat.


Une tuerie.


Des commentaires des clients du restaurant familial aux évolutions de la situation qui n'en finit pas de dégénérer, on se régale et surtout, on découvre les talents de Fukumoto non pas pour représenter un combat (ses dessins ne lui rendent guère service et c'est à déplorer) mais pour le penser. Le plus insignifiant choix tactique dans l'affrontement est ici réfléchi ainsi que ses conséquences. Non seulement ce combat est bien pensé dans toutes les étapes de son déroulé, décortiquées à l'extrême, mais en plus... il est vraiment prenant. Jamais je n'aurais cru un instant qu'une de mes dix confrontations préférées soit issue d'une composition signée Fukumoto. L'homme est décidément plein de surprise et ne démérite pas à toujours mieux révéler le génie dans le banal et l'exceptionnel dans le quelconque. Je vous parle là d'un auteur qui, en polissant le plus terne des cailloux serait capable d'en faire un diamant.


Formule Fukumoto oblige, les analogies démentielles et absurdes fusent, bien qu'en moins grande quantité que durant l'épopée Kaiji ou la période Tonegawa. Avec lui, on n'est jamais dépaysé, il n'y a jamais de rupture nette entre deux de ses mangas. Après tout, s'il est suivi par son lectorat, c'est relativement aux éléments de ses créations ayant fait son succès, il serait stupide de s'en priver et je lui suis gré de persévérer dans sa méthode clé.


Touche-à-tout, l'auteur abordera plusieurs thématiques. L'humour, les relations sociales, un combat, une enquête, une chasse à l'homme continue et même une bataille rangée. En onze tomes, le répit ne nous sera pas permis, la monotonie n'ayant jamais le temps de s'installer, le récit étant constamment bousculé par les nouvelles orientations improbables et pourtant vraisemblables que prendra Kurosawa, souvent à son corps défendant.


Alors que j'imaginais que le point d'orgue très haut perché se situerait au combat de Kurosawa contre Nakane, advient la trame finale du manga qui trouve moyen d'être plus palpitante encore tout en restant - et j'insiste là-dessus - réellement crédible et applicable à la réalité sans fioriture romanesque. C'est bien simple... une bataille dans un environnement urbain. Tout est évidemment pensé et planifié dans les moindres détails ; les armes, l'équipement, l'attitude des ennemis, la configuration du terrain, les pièges, les options diplomatiques, la faim, la fatigue et le moral des troupes ainsi que son entraînement. C'est bien simple, en moins de trois tomes, Fukumoto a fait mieux que le manga Kingdom. Tout ce qu'il touche se transforme en or avec une constance rare et spectaculaire. Mais ça ne s'arrête pas là et je laisse au futur lecteur la joie de le découvrir le nez enfoncé dans les volumes reliés.


En dépit de la légèreté de ton sporadique ainsi que le sentiment que la vie de Kurosawa va pour le mieux si ce n'est le meilleur : il meurt. Je n'osais y croire tout en le redoutant en mon for intérieur. Il aura voulu vivre, il aura vécu et il en sera mort. Digne et sans regret. Rares sont les protagonistes à revêtir l'habit de héros avec tant de prestance. Il meurt après un combat en réalité dérisoire mais il meurt respecté. L'analogie finale - plus sérieuse cette fois - avec la fourmi vaut infiniment plus qu'une anthologie de discours de motivation creux et insipides. S'inspirer de cette fin, c'est se revaloriser en tant qu'homme malgré notre insignifiance.


Quand ma motivation sera au plus bas et dans mes instants de doute, je crois qu'à l'avenir, j'aurai une pensée pour Kurosawa et ses déboires. Voilà un personnage inspirant auquel tous, nous pouvons nous référer. Voilà un homme. Voilà une œuvre prodigieuse. Voilà une raison de plus de lire Fukumoto.

Josselin-B
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le 29 mars 2020

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Josselin Bigaut

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