Bien que signé de l’Américain Charles Burns, dessinateur connu pour Black Hole ainsi que pour les trilogies Toxic et Dédales, cet album n’est pas une BD mais un recueil de dessins. Ce qui ne retire rien à son intérêt, car il est centré sur les aspirations amoureuses (souvent déçues).
Si Sweet Dreams n’est pas une BD à proprement parler, c’est parce l’album ne comprend pas d’histoire. Il est constitué d’une cinquantaine de dessins originaux sur un thème assez précis qu’on pourrait intituler « Les rêves des jeunes filles et jeunes femmes des années 50-60 » Burns allant (très largement) au-delà des clichés, pour examiner ce que ces personnes ont au plus profond de leur cerveau. On perçoit d’emblée l’ironie du titre, car ce que ces jeunes femmes abritent au plus profond de leurs pensées n’est pas si doux que cela. Disons-le tout net, la plupart des jeunes femmes ici représentées se tiennent couchées, dans leur lit. D’ailleurs, si quelques-unes sont endormies et rêvent effectivement, la plupart laissent plutôt aller leurs pensées et ont les larmes aux yeux. En effet, soit elles ont été confrontées à des comportements déplaisants de la part des hommes qu’elles ont côtoyés, soit elles sentent ce qu’elles risquent avec ceux qu’elles connaissent et qui alimentent leurs fantasmes. A vrai dire, leurs craintes se révèlent souvent d’autant plus angoissantes qu’elles restent un peu diffuses. Et si quelques-unes de ces femmes tournent leurs pensées vers d’autres femmes, les perspectives ne sont guère meilleures.
Pas d’histoire, mais des intentions
De dimensions 30 x 23 cm sous un format italien, l’album bénéficie d’un travail éditorial soigné, pour proposer un objet de qualité qui risque de faire l’objet de cadeaux. Ajoutons à cela que le contenu est remarquable, avec ces dessins de Charles Burns qui mettent en valeur son style désormais bien connu. D’un trait bien léché et sans fioritures, dans un noir et blanc remarquable, le dessin met l’accent sur les visages et physiques de ces jeunes femmes qui sont d’adorables créatures, selon l’imagerie populaire américaine des années 50-60 (véhiculée par des comics à la diffusion très large) de la femme au foyer idéale, parfait complément de son mari parti la journée pour gagner le salaire leur permettant de profiter des joies du confort moderne. Là où Burns fait œuvre personnelle, c’est en mettant en évidence que derrière ces jolis visages jeunes et séduisants (la majorité en est au stade des perspectives d’avenir), se cachent de bien sombres pensées et perspectives accentuées par sa façon de souligner les zones d’ombre. Le sous-entendu est que l’amour n’est peut-être pas à l’image des critère communs du romantisme. Ce qui pousse les hommes et les femmes les uns vers les autres, c’est avant tout le désir. Ces jeunes femmes brillent par leur physique irréprochable et soigné. Leurs rêves d’amour idéal se heurte donc aux désirs physiques. Ce que Burns sous-entend, c’est que le désir peut prendre d’innombrables formes et qu’il n’est pas aussi simple qu’on pourrait se plaire à croire, par manque d’imagination. De l’imagination, Burns n’en manque pas et il montre que le dessin se suffit largement à lui-même.
Lecture d’image
La force de l’album est donc dans la suggestion et il invite à la lecture d’images. Ce jeu commence dès l’illustration de couverture (qu’on retrouve dans le corps de l’album). On y voit une jeune femme allongée qui nous tourne le dos pour faire face à un paysage ravagé. On note aussi qu’elle est habillée de façon élégante, comme une femme de classe. Malheureusement, le fait qu’elle contemple un paysage de désolation laisse entendre qu’elle fait face aux ruines de son amour. La conclusion étant que, malgré tous ses atouts, elle n’a rien pu faire pour que cet amour perdure dans le temps. Outre les ruines qu’elle contemple, on observe que les plis faits par sa couverture sur le bord du lit donnent l’impression d’un liquide qui s’écoule vers le sol, ce qui accentue l’impression de désastre (effet repris sur d’autres dessins). Précisons quand même que l’illustration de couverture comporte des zones grisées, alors que le même dessin, comme tous ceux qu’on trouve à l’intérieur, est juste en noir et blanc.
Charles Burns, artiste hors normes
On constate qu’avec cette cinquantaine de dessins, Charles Burns est en quelque sorte au sommet de son art. Chaque dessin est un must d’épure qui pourrait faire l’objet d’un tirage pour affiche. L’élégance du trait n’a d’égal que la somptuosité du noir et blanc et contraste remarquablement avec les effets pervers que quasiment chacune des situations laisse deviner. Ce contraste est d’ailleurs à l’image du parcours artistique du dessinateur qui a commencé sa carrière dans des revues underground, pour devenir un maître reconnu qui propose ici un album dont les amateurs et collectionneurs se délecteront. En effet, s’il ne faut pas y chercher une histoire classique, chaque dessin en raconte une à sa façon. L’album est donc parfaitement abouti et il serait absurde d’imaginer qu’on en fait le tour en quelques minutes parce qu’il ne comporte pas de texte. Bien entendu, les situations présentées sont très variées et ne se contentent pas d’explorer les situations de déceptions amoureuses. Les fantasmes et perspectives angoissantes y occupent une belle place, permettant au dessinateur de se livrer à son inspiration toujours très particulière (univers peuplé de créatures étranges et vaguement angoissantes). Comme on le voit avec l’illustration de couverture, chaque dessin apporte ses impressions, d’abord au premier coup d’œil, puis par l’observation des détails. La conclusion s’impose : c’est le propre d’une œuvre d’art dans sa plus noble expression.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné