Troisième et dernier (gros) volume de "Sweet Tooth", saga ancienne et personnelle de Jeff Lemire. Et dans ce dernier acte la fable délivre ses secrets et livre ses dernières leçons. Tout en ayant constitué un champ d'expérimentation privilégié pour son auteur.
Nous vous en avions parlé lors de sa sortie fin 2015 : avec Sweet Tooth Jeff Lemire se réappropriait le canevas du récit post-apocalyptique pour construire une fable sensible sur la tolérance et l’humain. L’itinéraire des deux héros, Gus, l’enfant-cerf, et Jepperd, le berger égaré, les avaient conduit à une voie de garage mettant en péril autant qu’en question l’idée même d’humanité.
Le volume deux avait offert une terrible plongée dans l’horreur et le désespoir, s’appuyant sur des effets dramatiques plus marqués, et une action parfois éprouvante. Ce troisième et dernier opus propose à présent aux lecteurs d’élucider les mystères à l’origine de la pandémie qui a transformé la population de l’ensemble de la planète, mais aussi de retracer le parcours de nos héros et ce qui a présidé à leurs extraordinaires destinées.
Le résultat s’avère au niveau des attentes. Le récit se poursuit dans les diverses directions amorcées, toujours de manière assez étoilée, et sur des modes très variés qui plus est. Mais il parvient à admirablement boucler ses différentes intrigues pour les combiner adroitement, afin de donner une véritable perspective au tout. On ressort de cette lecture à la fois rassasié, estomaqué et déjà nostalgique.
Jeff Lemire y a exploré ses peurs et angoisses sur l’Homme, sur son rapport aux autres et à son environnement, il y a projeté aussi ses espoirs, à travers ses personnages d’enfants-hybrides. La dimension métaphysique de l’ouvrage s’est continuellement faite sentir sans jamais s’imposer lourdement, distillée dans une dramaturgie efficace, sans être tape-à-l’œil. On a, de ce point de vue, une vraie réussite.
Et du côté du graphisme, l’expérimentation aura été menée jusqu’au bout, y compris au niveau de la couleur. Si c’est globalement José Villarrubia qui s’est chargé, avec talent, de cette partie de l’œuvre, Jeff Lemire s est aussi peu à peu impliqué dans cet aspect du travail, testant l’aquarelle qu’il réemploiera plus tard, notamment dans Trillium. Et pour ce qui est du dessin, de l’orientation des planches, du cadrage, découpage et trait auront fait l’objet de tentatives souvent justes et fructueuses de la part du dessinateur.
Tour à tour terrible et sensible, inquiétant et émouvant, Sweet Tooth constitue une expérience de lecture de comics rare et précieuse. Certainement perfectible et avec quelques errements sans doute, mais dotée d’une authenticité dans la démarche qui, à nos yeux, la distingue au sein de la production outre-Atlantique.
Chronique originale et illustrée sur ActuaBD