Rarement, sinon jamais, je me sens enthousiaste à l’idée d’aborder une seule des lectures qui m’incombent. Car elles m’incombent, les lectures. D’abord car elle me sont soumises par un aréopage d’abonné – qui, pour certains, me veulent parfois du bien – et aussi du fait que le minerai des bons mangas se sera tari. Depuis long, je prospecte la poussière. Chat échaudé craint l’eau froide, mais chat éreinté craint l’acide. Un acide corrosif qui, à chaque œuvre que je découvre, m’élime l’âme sous les giclées d’ennui et de mauvais goût.
Derrière l’exercice critique qu’est le mien, y’a la chasse au bon manga. Au bon filon. Il en reste, je le sais ; c’est simplement que je les trouve pas. Que je les trouve peu. Partir en quête d’un manga plaisant, quand on a dégrossi les rangs, c’est un jeu de roulette russe. Un qui se joue un flingue dans chaque main, avec des chargeurs pleins. Des perspectives d’exaltation, de là, on en rencontre assez peu, il est vrai. Et pourtant, ça se trouve. Parce que, jamais on n’est à l’abri de deux canons qui s’enraillent après qu’on ait appuyé sur la détente. D’une lecture d’un manga qu’on découvre à l’envolée, on peut parfois en réchapper le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux.
The Five Star Stories, je l’ai attendu au tournant. Sceptique d’abord, curieux ensuite et finalement impatient. Mieux qu’un synopsis – que valent-ils ceux-là ? – y’avait une légende qui s’écrivait avant même que le contenu de l’œuvre ne fut le sujet de mon intérêt.
L’auteur est un intègre. Vous savez ce que c’est vous, l’intégrité ? Moi qui ai lu pléthore de Shônens parus ces vingt dernières années, j’ai oublié jusqu’à la signification du terme. La définition, elle m’est revenue sur le tard, alors que je déflorais des œuvres d’où émanait une franche pulsion créative. Y’en a, dans l’édition manga, qui se piquent d’une passion sincère pour ce qu’ils écrivent et dessinent. Des qui se sont tant appliqués dans leurs œuvres qu’ils finissent par éprouver du respect à son endroit ; qui les considèrent comme autre chose que de simples produits.
Mais puisque je vous dis que ces gens-là existent !
Mamoru Nagano, c’en est un. Un de derniers. C’est un pur ; un vrai. Il aura fait primer l’œuvre sur une opportunité de notoriété mal acquise. Lorsqu’il déplora le travail qu’il considéra comme honteux relatif à l’adaptation animée du matériau d’origine, il ordonna que jamais aucun portage ne se fit plus jamais à l’écran. Y’a du Alan Moore dans les termes.
Je ne sais pas de quel bois est fait cet homme, mais même les lames affûtées d’une tronçonneuse ne parviendraient jamais à en esquinter l’écorce. Son palmarès, avant son œuvre, m’intime à l’estime la plus folle et m’engage à découvrir sa création dont le seul préambule biographique tient déjà de la panégyrie. Ouais, j’avais hâte de m’y risquer, j’y prêtais le flanc sans crainte. Le pire ?
C’est que j’avais raison de le faire. Du moins l’ai-je cru un court temps ; celui qui conduisait à une lente et amère réalisation.
The Five Star Stories est un récit foncièrement hermétique à ses primo-lecteurs. Pour percer à travers la membrane qui nous permettra d’en caresser le cœur, il faudra nécessairement forcer ses accès. Le contexte est si riche qu’une cuillerée vous rassasie pour le mois ; s’y plonger sans un échauffement, c’est la crampe cérébrale assurée. On se jette dans une histoire dense aux multiples ramifications, et on tombe au beau milieu de tout ça dès le premier volume. Faut s’accrocher. Les annexes sont heureusement fournis pour nous paver la route, car il faut au moins ça pour ne pas boire la tasse.
Pas envie de se fouler pour déguster un manga ? Très sincèrement, des œuvres qui valent la peine qu’on investisse une lecture, ou ne serait-ce qu’une œillades, vous en trouvez par milliers, vous ? Moi pas. Je me trouve sur une île déserte, je découvre une noix de coco… je ne renonce par à me pourlécher de son contenu au prétexte que la carapace est solide. Je n’ai pas ce luxe en temps de disette éditoriale.
D’autant que cette noix de coco-ci, c’est pas du jus qu’elle recèle, mais du caviar premier choix.
Le contexte, c’est une chose ; une de belle. Faut le temps de l’aborder, mais une fois à bord, la traversée y est somptueuse. Mais outre le cadre et les plans larges, il y a les focales posées sur certains éléments, et pas des qui soient moindres. Y’en a qui ont longtemps loué Masamune Shirow pour le soin qu’il portait aux détails inhérents à la technologie dans ses œuvres. Comparez-le à Mamoru Nagano celui-ci, et il passera pour un jean-foutre.
Le travail du détail, ici, pousse presque le vice du scrupule jusqu’à l’acuité subatomique. Il est question de mechas dans un contexte de luttes politiques – Code Geass a rien inventé – et ces mechas, loin d’être de bêtes ressorts sensationnels où les « Paf » et les « Boum » s’entremêlent, s’avèrent être des travaux d’ingénierie à eux seuls. Dès les premières pages, vous mesurerez le niveau de détail ici perpétré. Imaginez un homme avec de prodigieuses connaissances en mécanique, supposez maintenant que celui-ci, avec des talents d’ingénierie dans la plume, transpose ces connaissances pour élaborer des méchas cohérents en conséquence. Vous y êtes. Le travail commis – palpable et indéniable – s’avère purement remarquable, débordant à raison de pleines pages sous nos yeux rassasiés et ébahis. Il la peaufine son œuvre, monsieur Nagano ; ça fait près de quarante ans qu’il travaille dessus. Un Magnus Opus format manga, faudrait avoir la bouche bien fine pour pas se sentir l’âme d’un gourmand. De la technique finement brodée et de la politique soignée ; y’a pas un autiste qui passerait son chemin.
On aura en plus eu l’audace de commencer son récit par la fin. C’est osé et assumé avec une parfaite maestria. Voilà à quoi ressemble l’histoire écrite par un auteur qui sait de là où il part et surtout, là où il va.
Les plumitifs mielleux, ils aiment bien accoler des adjectifs mal idoines à tout ce qui passe. Un titre quelconque devient une merveille dès lors où on le tient pour « ambitieux ». Les mots sont si mal jetés sur le papier par les imbéciles qu’ils s’usent et perdent de leur sens. Référez-vous à la définition stricte du terme « ambitieux » et vous remarquerez que la quasi-intégralité des œuvres pointées comme telles ne le sont pas même au dixième. Mais pour une fois, ce terme, je l’ose. Parce qu’il en fallait de la maîtrise, de la créativité et de l’ambition pour accoucher d’une composition aussi complète que The Five Star Stories.
Le premier tome, c’est l’épreuve de force. Celle qui qualifie et distingue les béotiens des gourmets. Sous une avalanche de noms, de concepts nouveau, le cheminement se fait lent. Il faut encore prendre le temps digérer une information nouvelle qu’on nous enfourne une kyrielle d’autre dans la cervelle. C’est une galaxie toute entière qu’on nous présente, et elle est fournie la garce. La narration, tenez-le-vous pour dit, ne vous prend pas par la main. Oh, certes, il y a toujours quelques encarts informatifs disséminés afin de ne pas totalement vous perdre, mais la découverte est une voie qui s’explore de son propre chef ; pas un droit divin qui vous est accordé et se doit de vous tomber tout cuit dans la bouche. On ne ressort que plus satisfait d’une lecture pareille qu’on sait que l’on a boulotté jusqu’au fond de la cervelle tout un tas d’informations consistantes. Ça ne parle jamais pour ne rien dire ; le moindre mot est à prendre en compte.
Avec un lore répandu comme dense et recherché, on se trouve bien petit au milieu de cet immense univers qui, devant nous, page après page, n’en finit jamais de s’étendre. S’il n’y avait que les planètes, s’il n’y avait que les Mortar Headds, s’il n’y avait que les personnages… ce serait déjà beaucoup. Mais tout ça, tous ceux-là, la politique les lie les uns aux autres le temps d’élaborer une fresque historique où tout événement a sa juste place. Elle est écrite serrée, l’Histoire ; parce qu’il y en a des choses qui nous sont dites.
Et comme si tout cela n’était pas assez riche, nous aurons, en annexes, quelques chronologies fournies, cartes stellaires et autres informations techniques bouffies de détails. Voilà à quoi ressemble le travail d’un véritable passionné. Il ne faudrait pas en attendre autant de chaque auteur ? Et pourquoi pas ? Parce que placer la barre haute donne le vertige ? Qui a ce vertige-ci n’atteindra jamais les sommets. Le mangaka moyen à ce jour – et cela vaut en réalité pour tous les domaines artistiques à travers le monde – n’est plus que le lit de ventre-à-terre qui, parce qu’ils ne savent que ramper, ne peuvent que convier chacun à les imiter pour être au même niveau qu’autrui. Pour paraphraser un mal pensant, ce genre d’œuvre telle que The Five Star Stories est une « cure d’altitude mentale » de premier plan. Il y a matière à ressortir revigoré de ce qu’on a dégusté. C’est rare. Sans doute aussi rare que des auteurs créatifs à même de s’impliquer dans leurs compositions.
Tout nous est présenté dès le premier volume. Nous savons comment se clôture le récit, et même, grâce à la chronologie, n’ignorons rien de chacune de ses étapes charnières. Et pourtant, on s’obstine à lire. Voilà quelle force d’attraction s’exerce ainsi sur nous du seul fait de la créativité de Mamoru Nagano. Son procédé narratif, culotté en ce sens où tout nous est dévoilé d’emblée, interroge autant qu’il fascine. Il savait ce qu’il faisait cet homme-là en nous livrant tout le squelette pour que nous nous languissions d’en savourer la chair qui se greffera dessus, chapitre après chapitre.
« Mais des défauts, ton bijou immaculé, il en a bien ? Ne serait-ce qu’en pinaillant. »
Oui. Même sans avoir à couper les cheveux en quatre, on détermine bien vite, en dépit de l’enthousiasme venu parsemer le fil de notre lecture, que la perfection n’est décidément pas de ce monde. Des atouts, le manga, il en a. Une chiée, et des qui sont joliment brossés. Cependant, quelques variables essentielles à toute bonne histoire – notamment pour ce qui tient aux personnages – souffrent ici de quelques carences.
Les protagonistes, pour pléthoriques qu’ils sont, ne tirent jamais franchement leur épingle du jeu pour ce qui est de leur charisme. Ils sont ce qu’ils ont l’air d’être à seulement se fier au dessin, vont rarement au-delà, mais, outre les poncifs et autres écueils du genre, sont aussi pleins de dialogues explicatifs et cliché qui leur sort à répétition d’entre les lèvres. Ils ne sont pas des personnages à part entière, mais des numéros et des signes dans une équation joliment travaillée. Mais pour impressionnante qu’elle soit, l’équation, ces chiffres, une fois pris individuellement, n’ont aucun véritable attribut à faire valoir outre leur valeur numéraire.
Soyons francs quitte à être désobligeants, les personnages ne sont pas franchement écrits. Aurais-je mauvais fond – ce qui heureusement est le cas – que je dirais, en plaisantant faussement : « On sent l’autiste à la manœuvre ». Qu’un homme, en l’occurrence l’auteur, soit si investi dans les mécaniques et les intrigues, mais si éloigné de ses personnages ou de ce qui pourrait constituer leur humanité véritable, sont autant de symptômes propres aux individus trop peu à même de connaître les Hommes pour nous les rapporter si mal sur les planches. C’est un abus de langage de parler d’autisme pour qualifier ces catégories d’individus, mais il y a des bougres dont les entrailles crâniennes sont ainsi câblées.
Dès lors, ces personnages, on s’intéresse à leur rôle ; à la fonction confiée à cette variable qu’est personnage, mais pas aux personnes qu’elles sont supposées incarner. Ils sont, tous autant qu’ils sont, des coquilles vides qu’on rembourre d’éléments d’intrigue. De personnalité à même de sortir du lot, jamais on n’en trouve, car de substance humaine, il n’y en a pas vraiment sous les traits.
Et c’est à ce premier critère que la superbe de l’œuvre ne lui vaudra jamais les hauts-faits de l’excellence. Non mes bons, on ne peut décemment pas s’attacher corps et âme à une épopée dont les protagonistes nous paraissent si lointains tout en étant pourtant à moins d’un mètre de nos rétines. Il n’y a pas de souffle de vie qui émane de l’œuvre tout est très machinal. C’est de jolies mécaniques qu’on scrute-là, au sens propre et figuré ; mais même à y coller une oreille attentive tout contre, rien n’y fait, là en dedans, aucun cœur n’y bat. Le récit explique davantage qu’il ne s’exclame.
Et le dessin ? Grandiose ? C’est ce qui se dit. Le fanatisme, mieux que l’alcool, altère tout jugement critique quand l’esthétique et le beau entrent en compte. Les dessins ne sont pas terribles. Des visages triangulaires, des grands yeux qui brillent, les visages androgyne partout où se vautrent les mirettes… le style est analogue à du Sailor Moon (version animée) dont on se serait abstenu de trop lisser les contours. Encore que. La marque de l’époque, indéniable s’affiche flagrante et, de ce triste constat, visuel celui-ci, l’absence de réelle patte graphique qui soit distincte n’en ressort que plus criante.
« Ah mais ! Les Mortar Headds mon bon monsieur ! Que faites-vous d’eux ? ».
Le détail y est pour ces dessins-ci, mais sans être spectaculaires d’une part, ils ne sont pas les seuls apparats de la fresque qui se dessine ici. Qui voudra se pourlécher des esquisses n’essuiera du regard qu’un concentré d’amertume affadie. Et malgré les décennies écoulées, ça ne s’arrangera pas ; jamais les crayons ne s’aiguiseront.
Puis, les premières impressions loin derrière, le charme s’estompe, ce qui était nouveau a laissé place à une suite qui, elle, se veut convenue dans chacun des recoins qui nous sont exhibés. Ces relations entre les Fatimas et leur Headliners ; ou même les Fatimas tout court dont la présence, en plus d’être dispensable, s’avère nuisible. Ces jeunes filles mises en avant sans trop franchement justifier qu’elle ne soient là en réalité. Leur raison d’être ? Des prétextes techniques et scénaristiques. Un pilote par mécha, ça fait le café (le méchafé même), ces relations duales, avec des personnages foncièrement creux de surcroît, entament vite la patience d’un lecteur qui fatigue un peu plus de voir avec quelle aisance Amaterasu impose une suprématie qui, de départ, est incontestable pour ne finalement plus être contestée. On le sait qu’il vaincra… mais nulle précision ne nous fut rapportée de l’aisance avec laquelle il se sera emparé du système Joker.
Y’a eu de l’esbroufe scénographique dans le premier chapitre. Habile, échaudé et incrédule, jamais ou presque je m’y laisse prendre… mais c’était si bien fait. De l’esbroufe, parfaitement. Il a tout donné dans ce premier chapitre le père Nagano ; le procédé narratif parti par l’envers, des combats où les éléments techniques s’y trouvent distillés plus que de raison afin de crédibiliser la technologie ambiante ; c’était immersif et prometteur à souhait. Seulement, le fond de millésime qu’on aura lapé au fond d’un verre au point d’implorer que le reste de la cuvée nous tombe tout droit dans le gosier, on n’y aura plus droit. Ce qui vient en accompagnement du repas qu’on nous sert – copieux, certes – c’est du picrate second choix. Réchauffé de surcroît.
Non, les batailles de M.H ne sont certainement pas aussi imaginatives et trépidantes que trop nous les ont vendues. Je me suis gaussé de Code Geass le temps d’un rictus méprisant mais, en toute honnêteté… un bien meilleur usage des méchas aura été fait par ses créateurs que Mamoru Nagano. La politique ? On donne des titres à tout le monde, on place un enjeu stratégique ponctuel qui se résout bien vite et on recommence. Des intriques politiques étayées et complexes ? Où diable en avez-vous vu ici ?
Ah elle avait l’air dense la bobine de The Five Star Stories, mais à mesure qu’on y tirait-dessus, il n’y avait finalement plus qu’une longue et maigre ficelle. Poncifs et clichés y sont imprégnés dans les fibres d’un bout à l’autre, tombant à pieds joints dans chaque écueil, à commencer par les romances larmoyantes et ce qui s’y rapporte. L’écriture est peut-être étoffée, ça ne la rend cependant pas complexe ou pertinente pour autant ; loin s’en faut.
Mamoru Nagano est un pur, c’était dit et démonstration en fut faite de par ses intransigeances. Seulement, de pureté, il n’en existe aucune qui soit immaculée en ce monde. Michel Drac – un essayiste que je me plais à lire – avait dit un jour que la recherche de la pureté menait inexorablement au nihilisme car il n’y avait de pureté véritable que dans le néant. Voilà une conclusion cinglante pour ce qu’elle a de vrai. Faire le pointilleux quand on est un orfèvre, c’est une posture qui se tient. Mais à contempler les personnages de Five Star Stories, ses intrigues controuvées ou ses dessins… je suis au regret de dire à monsieur Nagano que de tous les mangakas que j’aie pu lire un jour, lui n’est pas de ceux qui peuvent se permettre de faire la fine bouche.
Quant à ceux qui, au nom du « consensus » - terme dont la première syllabe est la plus évocatrice quant à ce que recouvre le terme – scanderaient qu’on ne note pas si sévèrement un manga si bien noté, je relativiserai la note globale. The Five Star Stories, à tort ou à raison, est clairement aujourd’hui un manga de niche. Ne parvient à lui qu’un public qui l’aura cherché le plus souvent ; un qui lui sera acquis d’avance eu égard au contenu présenté. Si sa note globale est si élevée, c’est que les noteurs sont peu nombreux et que la moyenne, n’étant consolidée que par des aficionados, s’en ressent en conséquence.
The Five Star Stories, c’est l’affaire de cinq étoiles qui, finalement, n’en valaient que quatre.